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Parfois, pourtant, je reprenais conscience que ma narration avait à l'origine un autre objectif; je me rendais bien compte que j'avais assisté à Lanzarote à une des étapes les plus importantes, peut-être à l'étape décisive de l'évolution du genre humain. Un matin où je me sentais un peu plus d'énergie, je téléphonai à Vincent: ils étaient en plein déménagement, me dit-il, ils avaient décidé de revendre la propriété du prophète à Santa Monica pour transférer le siège social de l'Eglise à Chevilly-Larue. Savant était resté à Lanzarote, près du laboratoire, mais Flic était là avec sa femme, ils avaient acheté un pavillon proche du sien et ils construisaient de nouveaux locaux, ils embauchaient du personnel, ils songeaient à acheter des parts d'antenne dans un canal de télévision dédié aux nouveaux cultes. Manifestement lui-même faisait des choses importantes et significatives, à ses propres yeux tout du moins. Je ne parvenais pourtant pas à l'envier: pendant toute ma vie je ne m'étais intéressé qu'à ma bite ou à rien, maintenant ma bite était morte et j'étais en train de la suivre dans son funeste déclin, je n'avais que ce que je méritais me répétais-je en feignant d'en éprouver une délectation morose alors que mon état mental évoluait de plus en plus vers l'horreur pure et simple, une horreur encore accrue par la chaleur stable et brutale, par l'éclat intransformé de l'azur.

Isabelle sentait tout cela, je pense, et me regardait en soupirant, au bout de deux semaines il commença à devenir évident que les choses allaient tourner mal, il valait mieux que je reparte encore une fois, et pour la dernière fois à vrai dire, cette fois nous étions vraiment trop vieux, trop usés, trop amers, nous ne pouvions plus que nous faire du mal, nous reprocher l'un à l'autre l'impossibilité générale des choses. Lors de notre dernier repas (le soir apportait un peu de fraîcheur, nous avions tiré la table dans le jardin, et Isabelle avait fait un effort pour la cuisine), je lui parlai de l'Église élohimite, et de la promesse d'immortalité qui avait été faite à Lanzarote. Bien entendu elle avait un peu suivi les informations, mais elle pensait comme la plupart des gens que tout ça était complètement bidon, et elle ignorait que j'avais été sur place. Je pris alors conscience qu'elle n'avait jamais rencontré Patrick, même si elle se souvenait de Robert le Belge, et qu'au fond il s'était passé beaucoup de choses dans ma vie depuis son départ, c'était même surprenant que je ne lui en aie pas parlé plus tôt. Sans doute l'idée était-elle trop neuve, à vrai dire j'oubliais moi-même la plupart du temps que j'étais devenu immortel, il me fallait faire un effort pour m'en souvenir. Je lui expliquai pourtant, en reprenant l'histoire depuis le début, avec toutes les précisions requises, j'insistai sur la personnalité de Savant, sur l'impression générale de compétence qu'il m'avait faite. Son intelligence, à elle aussi, fonctionnait encore très bien, je crois qu'elle ne connaissait rien à la génétique, elle n'avait jamais pris le temps des y intéresser, pourtant elle suivit sans difficulté mes explications, et en tira aussitôt les conséquences.

«L'immortalité, donc… dit-elle. Ce serait comme une deuxième chance.

– Ou une troisième chance; ou des chances multiples, à l'infini. L'immortalité, vraiment.

– D'accord; je suis d'accord pour leur laisser mon ADN, pour leur léguer mes biens. Tu vas me donner leurs coordonnées. Je le ferai pour Fox également. Pour ma mère…» Elle hésita, s'assombrit. «Je pense que c'est trop tard pour elle; elle ne comprendrait pas. Elle souffre, en ce moment; je crois qu'elle veut vraiment mourir. Elle veut le néant.»

La rapidité de sa réaction me surprit, et c'est à partir de ce moment, je pense, que j'eus l'intuition qu'un phénomène nouveau allait se produire. Qu'une religion nouvelle puisse naître en Occident était déjà en soi une surprise, tant l'histoire européenne des trente dernières années avait été marquée par l'effondrement massif, d'une rapidité stupéfiante, des croyances religieuses traditionnelles. Dans des pays comme l'Espagne, la Pologne, l'Irlande, une foi catholique profonde, unanime, massive structurait la vie sociale et l'ensemble des comportements depuis des siècles, elle déterminait la morale comme les relations familiales, conditionnait l'ensemble des productions culturelles et artistiques, des hiérarchies sociales, des conventions, des règles de vie. En l'espace de quelques années, en moins d'une génération, en un temps incroyablement bref, tout cela avait disparu, s'était évaporé dans le néant. Dans ces pays aujourd'hui plus personne ne croyait en Dieu, n'en tenait le moindre compte, ne se souvenait même d'avoir cru; et cela s'était fait sans difficulté, sans conflit, sans violence ni protestation d'aucune sorte, sans même une discussion véritable, aussi aisément qu'un objet lourd, un temps maintenu par une entrave extérieure, revient dès qu'on le lâche à sa position d'équilibre. Les croyances spirituelles humaines étaient peut-être loin d'être ce bloc massif, solide, irréfutable qu'on se représente habituellement; elles étaient peut-être au contraire ce qu'il y avait en l'homme de plus fugace, de plus fragile, de plus prompt à naître et à mourir.

DANIEL25,10

La plupart des témoignages nous le confirment: c'est en effet à partir de cette époque que l'Église élohimite allait faire de plus en plus d'adeptes et se répandre sans résistance sur l'ensemble du monde occidental. Après avoir réalisé, en moins de deux ans, une OPA ultrarapide sur les courants bouddhistes occidentaux, le mouvement élohimite absorba avec la même facilité les ultimes résidus de la chute du christianisme avant de se tourner vers l'Asie dont la conquête, opérée à partir du Japon, fut là aussi d'une rapidité surprenante, surtout si l'on considère que ce continent avait, des siècles durant, résisté victorieusement à toutes les tentatives missionnaires chrétiennes. Il est vrai que les temps avaient changé, et que Pélohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation – qui, faisant de la jeunesse la valeur suprêmement désirable, avait peu à peu détruit le respect de la tradition et le culte des ancêtres – dans la mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui lui étaient associés.

L'islam, curieusement, fut un bastion de résistance plus durable. S'appuyant sur une immigration massive et incessante, la religion musulmane se renforça dans les pays occidentaux pratiquement au même rythme que l'élohimisme; s'adressant en priorité aux populations venues du Maghreb et d'Afrique noire, elle n'en connaissait pas moins un succès croissant auprès des Européens «de souche», succès uniquement imputable à son machisme. Si l'abandon du machisme avait en effet rendu les hommes malheureux, il n'avait nullement rendu les femmes heureuses. De plus en plus nombreux étaient ceux, et surtout celles, qui rêvaient d'un retour à un système où les femmes étaient pudiques et soumises, et leur virginité préservée. Bien entendu, en même temps, la pression erotique sur le corps des jeunes filles ne cessait de s'accroître, et l'expansion de l'islam ne fut rendue possible que grâce à l'introduction d'une série d'accommodements, sous l'influence d'une nouvelle génération d'imams qui, s'inspirant à la fois de la tradition catholique, des reality-shows et du sens du spectacle des télé-évangé-listes américains, mirent au point à destination du public musulman un scénario de vie édifiant basé sur la conversion et le pardon des péchés, deux notions pourtant relativement étrangères à la tradition islamique. Dans le schéma type, qui se trouve reproduit à l'identique dans des douzaines de telenovelas le plus souvent tournées en Turquie ou en Afrique du Nord, la jeune fille, à la consternation de ses parents, mène d'abord une vie dissolue Marquée par l'alcool, la consommation de drogues et la liberté sexuelle la plus effrénée. Puis, marquée par un événement qui provoque en elle un choc salutaire (un fortement douloureux; la rencontre avec un jeune musulman intègre et pieux poursuivant des études d'ingénieur), elle laisse loin d'elle les tentations du monde et devient une épouse soumise, chaste et voilée. Le même schéma existait sous forme masculine, mettant cette fois en scène généralement des rappeurs, et insistant davantage sur la délinquance et la consommation de drogues dures. Ce scénario hypocrite devait connaître un succès d'autant plus vif que l'âge choisi pour la conversion (entre vingt-deux et vingt-cinq ans) correspondait assez bien à celui où les jeunes Maghrébines, d'une beauté spectaculaire pendant leurs années d'adolescence, commençaient à grossir et à éprouver le besoin de vêtements plus couvrants. En l'espace d'une à deux décennies, l'islam devait ainsi parvenir à assumer en Europe le rôle qui était celui du catholicisme au cours de sa période faste: celui d'une religion «officielle», organisatrice du calendrier et des mini-cérémonies rythmant le passage du temps, aux dogmes suffisamment primitifs pour être à la portée du plus grand nombre tout en conservant une ambiguïté propre à séduire les esprits les plus déliés, se réclamant en principe d'une austérité morale redoutable tout en maintenant, dans la pratique, des passerelles susceptibles de réintégrer n'importe quel pécheur. Le même phénomène se produisit aux États-Unis d'Amérique, à partir surtout de la communauté noire – à ceci près que le catholicisme, porté par l'immigration latino-américaine, y conserva longtemps des positions plus importantes.