Tout cela ne pouvait, pourtant, durer qu'un temps, et le refus de vieillir, de se ranger et de se transformer en bonne grosse mère de famille devait, quelques années plus tard, toucher à leur tour les populations issues de l'immigration. Lorsqu'un système social est détruit, cette destruction est définitive, et aucun retour en arrière n'est possible; les lois de l'entropie sociale, valables en théorie pour n'importe quel système relationnel humain, ne furent démontrées en toute rigueur que par Hewlett et Dude, deux siècles plus tard; mais elles étaient déjà depuis longtemps intuitivement connues. La chute de l'islam en Occident rappelle en fait curieusement celle, quelques décennies plus tôt, du communisme: dans l'un et l'autre cas, le phénomène de reflux devait naître dans les pays d'origine et balayer en quelques années les organisations, pourtant puissantes et richissimes, mises surpied dans les pays d'accueil. Lorsque les pays arabes, après des années d'un travail de sape fait essentiellement de connexions Internet clandestines et de téléchargement de produits culturels décadents, purent enfin accéder à un mode de vie basé sur la consommation de masse, la liberté sexuelle et les loisirs, l'engouement des populations fut aussi intense et aussi vif qu'il l'avait été, un demi-siècle plus tôt, dans les pays communistes. Le mouvement partit, comme souvent dans l'histoire humaine, de la Palestine, plus précisément d'un refus soudain des jeunes filles palestiniennes de limiter leur existence à la procréation répétée de futurs djihadistes, et de leur désir de profiter de la liberté de mœurs qui était celle de leurs voisines israéliennes. En quelques années, la mutation, portée par la musique techno (comme 1 attraction pour le monde capitaliste l'avait été quelques années plus tôt par le rock, et avec une efficacité encore accrue par l'usage du réseau) se répandit à l'ensemble des pays arabes, qui eurent à faire face à une révolte massive de la jeunesse, et ne purent évidemment y parvenir. Il devint alors parfaitement clair, aux yeux des populations occidentales, que les pays musulmans n'avaient été maintenus dans leur foi primitive que par l'ignorance et la contrainte; privés de leur base arrière, les mouvements islamistes occidentaux s'effondrèrent d'un seul coup.
L'élohimisme, de son côté, était parfaitement adapté à la civilisation des loisirs au sein de laquelle il avait pris naissance. N'imposant aucune contrainte morale, réduisant l'existence humaine aux catégories de l'intérêt et du plaisir, il n'en reprenait pas moins à son compte la promesse fondamentale qui avait été celle de toutes les religions monothéistes: la victoire contre la mort. Éradiquant toute dimension spirituelle ou confuse, il limitait simplement la portée de cette victoire, et la nature de la promesse, à la prolongation illimitée de la vie matérielle, c'est-à-dire à la satisfaction illimitée des désirs physiques.
La première cérémonie fondamentale marquant la conversion de chaque nouvel adepte – le prélèvement de l'ADN – s'accompagnait de la signature d'un acte au cours duquel le postulant confiait à l'Église, après sa mort, tous ses biens – celle-ci se réservant la possibilité de les investir, tout en lui promettant, après sa résurrection, de les lui rendre en pleine propriété. La chose apparaissait d'autant moins choquante que l'objectif poursuivi était l'élimination de toute filiation naturelle, donc de tout système d'héritage, et que la mort était présentée comme une période neutre, une simple stase dans l'attente d'un corps rajeuni. Après une intense campagne auprès des milieux d'affaires américains, le premier converti fut Steve Jobs – qui demanda, et obtint, une dérogation partielle au bénéfice des enfants qu'il avait procréés avant de découvrir l'élohimisme. Il fut suivi de près par Bill Gates, Richard Branson, puis par un nombre croissant de dirigeants des plus importantes firmes mondiales. L'Église devint ainsi extrêmement riche, et peu d'années après la mort du prophète elle représentait déjà, en capital investi comme en nombre d'adeptes, la première religion européenne.
La seconde cérémonie fondamentale était l'entrée dans l'attente de la résurrection – en d'autres termes le suicide. Après une période de flottement et d'incertitude, la coutume s'instaura peu à peu de l'accomplir en public, selon un rituel harmonieux et simple, au moment choisi par l'adepte, lorsqu'il estimait que son corps physique n'était plus en état de lui donner les joies qu'à pouvait légitimement en attendre. Il s'accomplissait avec une grande confiance, dans la certitude d'une résurrection proche – chose d'autant plus surprenante que Miskiewicz, malgré les moyens de recherche colossaux mis à sa disposition, n'avait fait aucun réel progrès, et que s'il pouvait en effet garantir une conservation illimitée de l'ADN, il était pour l'instant incapable d'engendrer un organisme vivant plus complexe qu'une simple cellule. La promesse d'immortalité faite en son temps par le christianisme reposait, il est vrai, sur des bases encore bien plus minces. L'idée de l'immortalité n'avait au fond jamais abandonné l'homme, et même s'il avait dû, contraint et forcé, renoncer à ses anciennes croyances, il en avait gardé, toute proche, la nostalgie, il ne s'était jamais resigné, et il était prêt, moyennant n'importe quelle explication un tant soit peu convaincante, à se laisser guider par une nouvelle foi.