Il s'interrompit, sa voix tremblait un peu; il était visiblement choqué par l'ampleur du phénomène.
«C'est une tendance de la société… dis-je. Une tendance générale vers la barbarie, il n'y a aucune raison que vous y échappiez…
– Je ne sais pas comment faire, je ne sais pas comment enrayer ça. Le problème c'est qu'on n'a jamais parlé de morale, à aucun moment…
– There are not a lot of basic socio-religions émotions… intervint Susan. If you have no sex, you need ferocity. That's all… »
Vincent se tut, réfléchit, se resservit un verre de cognac; ce fut le lendemain matin, au petit déjeuner, qu'il nous annonça sa décision de lancer à l'échelle mondiale une action «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR.» De fait, après les quelques semaines qui avaient suivi la disparition du prophète, la sexualité des adeptes avait rapidement décru jusqu'à se stabiliser à un niveau sensiblement égal à la moyenne nationale, c'est-à-dire très bas. Ce déclin de la sexualité était un phénomène universel, commun à l'ensemble des couches sociales, à l'ensemble des nations développées, et qui n'épargnait que les adolescents et les très jeunes gens; les homosexuels eux-mêmes, après une brève période de frénésie consécutive à la libéralisation de leurs pratiques, s'étaient beaucoup calmés, aspiraient maintenant à la monogamie et à une vie tranquille, rangée, en couple, consacrée au tourisme culturel et à la découverte des vins de pays. Pour l'élohimisme c'était un phénomène préoccupant, car même si elle se base fondamentalement sur une promesse dévie éternelle une religion augmente considérablement son pouvoir d'attraction dès lors qu'elle semble pouvoir proposer dans l'immédiat une vie plus pleine, plus riche, plus exaltante et plus joyeuse. «Avec le Christ, tu vis plus fort», tel était à peu près le thème constant des campagnes publicitaires organisées par l'Église catholique immédiatement avant sa disparition. Vincent avait donc songé, au-delà de la référence fouriériste, à renouer avec une pratique de la prostitution sacrée, classiquement attestée à Babylone, et dans un premier temps à faire appel à cel les des anciennes fiancées du prophète qui le souhaiteraient afin d'organiser une espèce de tournée orgiaque, dans le but de donner aux adeptes l'exemple d'un don sexuel permanent et de propager dans l'ensemble des implantations locales de l'Église une onde de luxure et de plaisir capable de faire barrage au développement des pratiques nécro-philes et mortifères. L'idée parut excellente à Susan: elle connaissait les filles, elle pouvait leur téléphoner, et elle était certaine que la plupart accepteraient avec enthousiasme. Pendant la nuit, Vincent avait crayonné une série d'esquisses destinées à être reproduites sur Internet, Ouvertement pornographiques (elles représentaient des groupes de deux à dix personnes, hommes ou femmes, utilisant leurs mains, leurs sexes et leurs bouches d'à peu près toutes les manières envisageables), elles n'en étaient pas moins extrêmement stylisées, d'une grande pureté de lignes, et tranchaient vivement avec le réalisme photographique écœurant qui caractérisait les productions du prophète.
Au bout de quelques semaines, il devint évident que l'action était un vrai succès: la tournée des fiancées du prophète était un triomphe, et les adeptes, dans leurs cellules, s'ingéniaient à reproduire les configurations erotiques jetées sur le papier par Vincent; ils y prenaient un réel plaisir, à tel point que, dans la plupart des pays, le rythme des réunions avait été multiplié par trois; l'orgie rituelle donc, contrairement à d'autres propositions sexuelles d'origine plus profane et plus récente telles que l'échangisme, ne semblait pas être une formule désuète. Plus significativement encore, les conversations entre adeptes dans la vie quotidienne, dès lors qu'elles se faisaient avec un minimum d'empathie, s'accompagnaient de plus en plus souvent d'attouchements, de caresses intimes, voire de masturbations mutuelles; la re-sexualisation des rapports humains, en somme, semblait en passe d'aboutir. C'est alors que l'on prit conscience d'un détail qui, dans les premiers moments d'enthousiasme, avait échappé à tous: dans son désir de stylisation, Vincent s'était largement éloigné d'une représentation réaliste du corps humain. Si le phallus était assez ressemblant (encore que plus rectiligne, imberbe, et dépourvu d'irrigation veineuse apparente), la vulve se réduisait dans ses dessins à une fente longue et fine, dépourvue de poils, située au milieu du corps, dans le prolongement de la raie des fesses, et qui pouvait certes s'ouvrir largement pour accueillir des bites, mais n'en était pas moins impropre à toute fonction d'excrétion. Tous les organes excréteurs, plus généralement, avaient disparu, et les êtres ainsi imaginés, s'ils pouvaient faire l'amour, étaient à l'évidence incapables de se nourrir.
Les choses auraient pu en rester là, et être mises sur le compte d'une simple convention d'artiste, sans l'intervention de Savant, revenu de Lanzarote début décembre pour présenter l'avancement de ses travaux. Même si j'habitais encore au Lutetia, je passais la plupart de mes journées à Chevilly-Larue; je ne faisais pas partie du comité directeur, mais j'étais un des seuls témoins directs des événements ayant accompagné la disparition du prophète, et tout le monde me faisait confiance, Flic n'avait plus de secrets pour moi. Il se passait bien sûr des choses à Paris, une actualité politique, une vie culturelle; j'avais cependant la certitude que les choses importantes, et significatives, se déroulaient à Chevilly-Larue. J'en étais depuis longtemps persuadé, même si je n'avais pas pu traduire cette conviction dans mes films ni dans mes sketches, faute d'avoir eu avant un contact réel avec te phénomène: les événements politiques ou militaires, les transformations économiques, les mutations esthétiques ou culturelles peuvent jouer un rôle, parfois un très grand rôle dans la vie des hommes; mais rien, jamais, ne peut avoir d'importance historique comparable au développement d'une nouvelle religion, ou à l'effondrement d'une religion existante. Aux relations que je croisais encore parfois au bar du Lutetia, je racontais que j'écrivais; ils supposaient probablement que j'écrivais un roman et ne s'en montraient pas autrement surpris, j'avais toujours eu la réputation d'un comique plutôt littéraire ; s'ils avaient pu savoir, me disais-je parfois, s'ils avaient pu savoir qu'il ne s'agissait pas d'un simple ouvrage de fiction, mais que je m'efforçais de retracer un des événements les plus importants de l'histoire humaine; s'ils avaient pu savoir, me dis-je à présent, ils n'en auraient même pas été spécialement impressionnés. Tous autant qu'ils étaient ils s'étaient habitués à une vie morne et peu modifiable, ils s'étaient habitués à se désintéresser peu à peu de l'existence réelle, et à lui préférer son commentaire; je les comprenais, j'avais été dans le même cas – et je l'étais encore dans une large mesure, et peut-être davantage. Pas une seule fois, depuis que l'action «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR» avait été lancée, je n'avais songé à profiter pour moi-même des services sexuels des fiancées du prophète; je n'avais pas davantage demandé à une adhérente l'aumône d'une fellation ou d'une simple branlette, qui m'aurait été aisément accordée; j'avais toujours Esther dans la tête, dans le corps, partout. Je le dis un jour à Vincent, c'était la fin de la matinée, une très belle matinée déjà hivernale, par la fenêtre de son bureau je regardais les arbres du parc municipaclass="underline" pour moi c'est une action «TA FEMME T'ATTEND» qui aurait pu me sauver, mais les choses n'en prenaient pas le chemin, pas le moins du monde. Il me regarda avec tristesse, il avait de la peine pour moi, il ne devait avoir aucun mal à me comprendre, il devait parfaitement se souvenir de ces moments encore si proches où son amour pour Susan paraissait sans espoir. J'agitai faiblement la main en chantonnant: «La-la-la…», je fis une petite grimace qui ne parvenait pas tout à fait à être humoristique; puis, tel Zarathoustra entamant son déclin, je me dirigeai vers le restaurant d'entreprise.