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Sa mère était morte le 13 décembre; Isabelle avait acheté une concession dans le cimetière municipal de Biarritz, s'était occupée des obsèques; elle avait rédigé son testament, mis ses affaires en ordre; puis, la nuit du 24 décembre, elle s'était injectée une dose massive de morphine. Non seulement elle était morte sans souffrance, mais elle était probablement morte dans la joie; ou, du moins, dans cet état de détente euphorique qui caractérise le produit. Le matin même, elle avait déposé Fox dans un chenil; elle ne m'avait pas laissé de lettre, pensant sans doute que c'était inutile, que je ne la comprendrais que trop bien; mais elle avait pris les dispositions nécessaires pour que le chien me soit remis.

Je partis quelques jours plus tard, elle avait déjà été incinérée; le matin du 30 décembre, je me rendis à la «salle du silence» du cimetière de Biarritz. C'était une grande pièce ronde au plafond constitué d'une verrière baignant la pièce d'un doux éclairage gris. L'intégralité des murs était percée de petites alvéoles où l'on pouvait faire coulisser des parallélépipèdes de métal contenant les cendres des défunts. Au-dessus de chaque niche une étiquette portait, gravés en anglaises, le nom et le prénom du disparu. Au centre, une table de marbre, également ronde, était entourée de chaises de verre, ou plutôt de plastique transparent. Après m'avoir fait entrer, le gardien avait déposé sur la table la boîte contenant les cendres d'Isabelle; puis il m'avait laissé seul. Personne d'autre, pendant que j'étais dans la pièce, ne pouvait y pénétrer; ma présence était signalée par une petite lampe rouge qui s'allumait à l'extérieur, comme celles qui indiquent le tournage sur les plateaux de cinéma. Je demeurai dans la salle du silence, comme la plupart des gens, pendant une dizaine de minutes.

Je passai un réveillon étrange, seul dans ma chambre de la Villa Eugénie, à ruminer des pensées simples et terminales, extrêmement peu contradictoires. Au matin du 2 janvier, je passai chercher Fox. Il me fallait malheureusement, avant de partir, retourner dans l'appartement d'Isabelle pour prendre les papiers nécessaires au règlement de la succession. Dès notre arrivée à l'entrée de la résidence, je remarquai que Fox tressaillait d'impatience joyeuse; il avait encore un peu grossi, les Corgi sont une race sujette à l'embonpoint, mais il courut jusqu'à la porte d'Isabelle, puis, essoufflé, s'arrêta pour m'attendre alors que je remontais, sur un rythme beaucoup plus lent, l'allée de marronniers dénudés par l'hiver. Il poussa de petits jappements d'impatience au moment où je cherchais les clefs; pauvre bonhomme, me dis-je, pauvre petit bonhomme. Dès que j'eus ouvert la porte il se précipita à l'intérieur de l'appartement, en fit rapidement le tour, puis revint et me jeta un regard interrogateur. Pendant que je cherchais dans le secrétaire d'Isabelle il repartit plusieurs fois, explorant une à une les pièces en reniflant un peu partout puis revenant vers moi, s'arrêtant à la porte de la chambre et me regardant avec une expression dépitée. Toute fin de vie quelconque s'apparente plus ou moins au rangement; on n'a plus envie de se lancer dans un projet neuf, on se contente d'expédier les affaires courantes. Toute chose que l'on n'a jamais faite, fût-elle aussi anodine que préparer une mayonnaise ou disputer une partie d'échecs, devient peu à peu inaccessible, le désir de toute nouvelle expérience comme de toute nouvelle sensation disparaît absolument. Les choses, quoi qu'il en soit, étaient remarquablement rangées, et il ne me fallut que quelques minutes pour retrouver le testament d'Isabelle, l'acte de propriété de l'appartement. Je n'avais pas l'intention de voir le notaire tout de suite, je me disais que je reviendrais ultérieurement à Biarritz, tout en sachant qu'il s'agirait d'une démarche pénible, que je n'aurais probablement jamais le courage d'accomplir, mais cela n'avait plus beaucoup d'importance, plus rien n'avait beaucoup d'importance à présent. En ouvrant l'enveloppe, je m'aperçus que cette démarche elle-même serait inutile: elle avait légué ses biens à l'Église élohimite, je reconnus le contrat type; les services juridiques allaient s'en occuper.

Fox me suivit sans difficulté au moment où je quittais l'appartement, croyant probablement à une simple promenade. Dans une animalerie proche de la gare, j'achetai un container en plastique pour le transporter pendant le voyage; puis je réservai un billet dans le rapide d'Irun.

Le temps était doux dans la région d'Almeria, un rideau de pluie fine ensevelissait les journées brèves, qui donnaient l'impression de ne jamais vraiment commencer, et cette paix funèbre aurait pu me convenir, nous aurions pu passer ainsi des semaines entières, mon vieux chien et moi, à des songeries qui n'en étaient même plus vraiment, mais les circonstances ne le permettaient malheureusement pas. Des travaux avaient commencé, partout autour de ma maison et à des kilomètres à la ronde, afin de construire de nouvelles résidences. Il y avait des grues, des bétonneuses, il était devenu presque impossible d'accéder à la mer sans avoir à contourner des tas de sable, des piles de poutrelles métalliques, au milieu de bulldozers et de camions de chantier qui fonçaient sans ralentir au milieu de geysers de boue. Peu à peu je perdis l'habitude de sortir, hormis deux fois par jour pour la promenade de Fox, qui n'était plus vraiment agréable: il hurlait et se serrait contre moi, terrorisé par le bruit des camions. J'appris du marchand de journaux qu'Hildegarde était morte et que Harry avait revendu sa propriété pour finir ses jours en Allemagne. Je cessai progressivement de sortir de ma chambre et j'en vins àpasser la plus grande partie de mes journées au lit, dans un état de grand vide mental, douloureux pourtant. Parfois je repensais à notre arrivée ici avec Isabelle, quelques années auparavant; je me souvenais qu'elle avait pris plaisir à la décoration, et surtout à essayer de faire pousser des fleurs, d'aménager un jardin; nous avions eu, quand même, quelques petits moments de bonheur. Je repensai aussi à notre dernier moment d'union, la nuit sur les dunes, après notre visite chez Harry; mais il n'y avait plus de dunes, les bulldozers avaient nivelé la zone, c'était maintenant une surface boueuse, entourée de palissades. Moi aussi j'allais revendre, je n'avais aucune raison de rester ici: je pris contact avec un agent immobilier qui m'apprit que cette fois le prix des terrains avait beaucoup augmenté, je pouvais espérer une plus-value considérable; je ne savais pas très bien dans quel état je mourrais, mais en tout cas je mourrais riche. Je lui demandai d'essayer de hâter la vente, même s'il n'avait pas d'offre aussi élevée qu'il l'espérait; chaque jour, l'endroit me devenait un peu plus insupportable. J'avais l'impression non seulement que les ouvriers n'avaient aucune sympathie pour moi mais qu'ils m'étaient franchement hostiles, qu'ils faisaient exprès de me frôler au volant de leurs camions énormes, de m'asperger de boue, de terroriser Fox. Cette impression était probablement justifiée: j'étais un étranger, un homme du Nord, et de plus ils savaient que j'étais plus riche qu'eux, beaucoup plus riche; ils éprouvaient à mon égard une haine sourde, animale, d'autant plus forte qu'elle était impuissante, le système social était là pour protéger les gens comme moi, et le système social était solide, la Guardia Civil était présente et faisait de plus en plus fréquemment des rondes, l'Espagne venait de se doter d'un gouvernement socialiste, moins sensible que d'autres à la corruption, moins lié aux mafias locales et fermement décidé à protéger la classe cultivée, aisée, qui faisait l'essentiel de son électoral. Je n'avais jamais éprouvé de sympathie pour les pauvres, et aujourd'hui que ma vie était foutue j'en avais moins que jamais; la supériorité que mon fric me donnait sur eux aurait même pu constituer une légère consolation: j'aurais pu les regarder de haut alors qu'ils pelletaient leurs tas de gravats, le dos courbé par l'effort, qu'ils déchargeaient leurs cargaisons de madriers et de briques; j'aurais pu considérer avec ironie leurs mains ravinées, leurs muscles, les calendriers de femmes à poil qui décoraient leurs engins de chantier. Ces satisfactions minimes, je le savais, ne m'empêcheraient pas d'envier leur virilité non contrariée, simpliste; leur jeunesse aussi, la brutale évidence de leur jeunesse prolétarienne, animale.