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Je ne le retrouvai que tard dans l'après-midi; il n'était qu'à trois cents mètres de la résidence, j'avais dû passer devant plusieurs fois sans le voir. Il n'y avait que sa tête qui dépassait, légèrement tachée de sang, la langue sortie, le regard immobilisé dans un rictus d'horreur. Fouillant de mes mains dans la boue, je dégageai son corps qui avait éclaté comme un boudin de chair, les intestins étaient sortis; il était largement sur le bas-côté, le camion avait dû faire un écart pour l'écraser. Je retirai mon ciré pour l'envelopper et rentrai chez moi le dos courbé, le visage ruisselant de larmes, détournant les yeux pour ne pas croiser le regard des ouvriers qui s'arrêtaient sur mon passage, un sourire mauvais aux lèvres.

Ma crise de larmes dura sans doute longtemps, quand je me calmai la nuit était presque tombée; le chantier était désert, mais la pluie tombait toujours. Je sortis dans le jardin, dans ce qui avait été le jardin, qui était maintenant un terrain vague poussiéreux en été, un lac de boue en hiver. Je n'eus aucun mal à creuser une tombe au coin de la maison; je posai dessus un de ses jouets préférés, un petit canard en plastique. La pluie provoqua une nouvelle coulée de boue, qui engloutit le jouet; je me remis aussitôt à pleurer.

Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose céda en moi cette nuit-là, comme une ultime barrière de protection qui n'avait pas cédé lors du départ d'Esther, ni de la mort d'Isabelle. Peut-être parce que la mort de Fox coïncidait avec le moment où j'en étais à raconter, dans mon récit de vie, comment nous l'avions rencontré sur une bretelle d'autoroute entre Saragosse et Tarragone; peut-être simplement parce que j'étais plus vieux, et que ma résistance s'amoindrissait. Toujours est-il que c'est en larmes que je téléphonai à Vincent, en pleine nuit, et avec l'impression que mes larmes ne pourraient plus jamais s'arrêter, que je ne pourrais plus rien faire, jusqu'à la fin de mes jours, que pleurer. Cela s'observe, je l'avais déjà observé chez certaines personnes âgées: parfois leur visage est calme, statique, leur esprit paraît paisible et vide; mais dès qu'elles reprennent contact avec la réalité, dès qu'elles reprennent conscience et se remettent à penser, elles se remettent aussitôt à pleurer – doucement, sans interruption, des journées entières. Vincent m'écouta avec attention, sans protester malgré l'heure tardive; puis il me promit qu'il allait tout de suite téléphoner à Savant. Le code génétique de Fox avait été conservé, me rappela-t-il, et nous étions devenus immortels; nous, mais aussi, si nous le souhaitions, les animaux domestiques.

Il semblait y croire; il semblait absolument y croire, et je me sentis soudain paralysé par la joie. Par l'incrédulité, aussi: j'avais grandi, j'avais vieilli dans l'idée de la mort, et dans la certitude de son empire. C'est dans un état d'esprit étrange, comme si j'étais sur le point de m'éveiller dans un monde magique, que j'attendis l'aurore. Elle se leva, incolore, sur la mer; les nuages avaient disparu, un coin de ciel bleu apparut à l'horizon, minuscule.

Miskiewicz appela un peu avant sept heures. L'ADN de Fox avait été conservé, oui, il était stocké dans de bonnes conditions, il n'y avait pas d'inquiétude à avoir; malheureusement, pour l'instant, l'opération de clonage était aussi impossible chez les chiens qu'elle l'était chez les hommes. Peu de chose les séparait du but, ce n'était qu'une question d'années, de mois probablement; l'opération avait déjà été réussie chez des rats, et même – quoique de manière non reproductible – chez un chat domestique. Le chien, bizarrement, semblait poser des problèmes plus complexes; mais il me promit de me tenir au courant, et il me promit aussi que Fox serait le premier à bénéficier de la technique.

Sa voix que je n'avais pas entendue depuis longtemps produisait toujours la même impression de technicité, de compétence, et au moment où je raccrochais je ressentis quelque chose d'étrange: c'était un échec, pour l'instant c'était un échec, et j'étais sans nul doute condamné à finir ma vie dans la solitude la plus complète; pour la première fois pourtant je commençais à comprendre Vincent, et les autres convertis; je commençais à comprendre la portée de la Promesse; et au moment où le soleil s'installait, montait sur la mer, je ressentis pour la première fois, encore obscure, lointaine, voilée, comme une émotion qui s'apparentait à l'espérance.

DANIEL25,13

Le départ de Marie23 me trouble davantage que je ne l'avais escompté; je m'étais habitué à nos entretiens; leur disparition m'occasionne comme une tristesse, un manque, et je n'ai encore pu me résoudre à rentrer en contact avec Esther31.

Le lendemain de son départ, j'ai imprimé les relevés topographiques des zone s que Marie23 aurait à traverser en direction de Lanzarote; il m'arrive fréquemment de songer à elle, de l'imaginer sur les étapes de son parcours. Nous vivons comme entourés d'un voile, un rempart de données, mais nous avons le choix de déchirer le voile, de briser le rempart; nos corps encore humains sont tout prêts à revivre. Marie23 a décidé de se séparer de notre communauté, et il s'agit d'un départ libre et définitif; j'éprouve des difficultés persistantes à accepter l'idée. En de telles circonstances, la Sœur suprême recommande la lecture de Spinoza; j'y consacre environ une heure journalière.

DANIEL1,25

Ce n'est qu'après la mort de Fox que je pris vraiment une conscience exhaustive des paramètres de l'aporie. Le temps changeait rapidement, la chaleur n'allait pas tarder à s'installer sur le Sud de l'Espagne; des jeunes filles dénudées commençaient à se faire bronzer, le week-end surtout, sur la plage à proximité de la résidence, et je commençais à sentir renaître, faible et flasque, pas même vraiment un désir – car le mot me paraît malgré tout supposer une croyance minimale dans la possibilité de sa réalisation – mais le souvenir, le fantôme de ce qui aurait pu être un désir. Je voyais se profiler la cosa mentale, l'ultime tourment, et à ce moment je pus enfin dire que j'avais compris. Le plaisir sexuel n'était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvait comporter la vie; il n'était pas seulement l'unique plaisir qui ne s'accompagne d'aucun dommage pour l'organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force; il était l'unique plaisir, l'unique objectif en vérité de l'existence humaine, et tous les autres – qu'ils soient associés aux nourritures riches, au tabac, aux alcools ou à la drogue – n'étaient que des compensations dérisoires et désespérées, des mini-suicides qui n'avaient pas le courage de dire leur nom, des tentatives pour détruire plus rapidement un corps qui n'avait plus accès au plaisir unique. La vie humaine, ainsi, était organisée de manière terriblement simple, et je n'avais fait pendant une vingtaine d'années, à travers mes scénarios et mes sketches, que tourner autour d'une réalité que j'aurais pu exprimer en quelques phrases. La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, danser, aimer, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d'une fête, en compagnie des partenaires sexuels qu'ils s'étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible. Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l'existence; ils devraient payer des impôts, s'assujettir à des formalités administratives sans cesser d'assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d'abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s'inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu'une saison, ils resteraient jusqu'au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu'à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus bons à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. Leurs enfants en retour ne leur seraient nullement reconnaissants, bien au contraire leurs efforts, aussi acharnés soient-ils, ne seraient jamais considérés comme suffisants, ils seraient jusqu'au bout, du simple fait qu'ils étaient parents, considérés comme coupables. De cette vie douloureuse, marquée par la honte, toute joie serait impitoyablement bannie. Dès qu'ils voudraient s'approcher du corps des jeunes ils seraient pourchassés, rejetés, voués au ridicule, à l'opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l'emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu'ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé à l'usage exclusif des jeunes, et le sort des vieux était de travailler et de pâtir. Tel était le vrai sens de la solidarité entre générations: il consistait en un pur et simple holocauste de chaque génération au profit de celle appelée à la remplacer, holocauste cruel, prolongé, et qui ne s'accompagnait d'aucune consolation, aucun réconfort, aucune compensation matérielle ni affective.