Avant de mettre le point final à mon récit je repensai pour la dernière fois à Vincent, le véritable inspirateur de ce livre, et le seul être humain qui m'ait jamais inspiré ce sentiment si étranger à ma nature: l'admiration. C'est à juste titre que Vincent avait discerné en moi les capacités d'un espion et d'un traître. Des espions, des traîtres, dans l'histoire humaine, il y en avait déjà eu (pas tant que ça d'ailleurs, juste quelques-uns, à intervalles espacés, c'était plutôt remarquable dans l'ensemble de constater à quel point les hommes s'étaient comportés en braves bêtes, avec la bonne volonté du bœuf grimpant joyeusement dans le camion qui l'emmène à l'abattoir); mais j'étais sans doute le premier à vivre à une époque où les conditions technologiques pouvaient donner à ma trahison tout son impact. Je ne ferais d'ailleurs qu'accélérer, en la conceptualisant, une évolution historique inéluctable. De plus en plus les hommes allaient vouloir vivre dans la liberté, dans l'irresponsabilité, dans la quête éperdue de la jouissance; ils allaient vouloir vivre comme vivaient déjà, au milieu d'eux, les kids, et lorsque l'âge ferait décidément sentir son poids, lorsqu'il leur serait devenu impossible de soutenir la lutte, ils mettraient fin; mais ils auraient entre-temps adhéré à l'Eglise élohimite, leur code génétique aurait été sauvegardé, et ils mourraient dans l'espoir d'une continuation indéfinie de cette même existence vouée aux plaisirs. Tel était le sens du mouvement historique, telle était sa direction à long terme, qui ne se limiterait pas à l'Occident, l'Occident se contentait de défricher, de tracer la route, comme il le faisait depuis la fin du Moyen Âge.
Alors disparaîtrait l'espèce, sous sa forme actuelle; alors apparaîtrait quelque chose de différent, dont on ne pouvait encore dire le nom, qui serait peut-être pire, peut-être meilleur, mais qui serait plus limité dans ses ambitions, et qui serait de toute façon plus calme, l'importance de l'impatience et de la frénésie ne devait pas être sous-estimée dans l'histoire humaine. Peut-être ce grossier imbécile de Hegel avait-il vu juste, au bout du compte, peut-être étais-je une ruse de la raison. Il était peu vraisemblable que l'espèce appelée à nous succéder soit, au même degré, une espèce sociale; depuis mon enfance l'idée qui concluait toutes les discussions, qui mettait fin à toutes les divergences, l'idée autour de laquelle j'avais le plus souvent vu se dégager un consensus absolu, tranquille, sans histoires, pouvait à peu près se résumer ainsi: «Au fond on naît seul, on vit seul et on meurt seul.» Accessible aux esprits les plus sommaires, cette phrase était également la conclusion des penseurs les plus déliés; elle provoquait en toutes circonstances une approbation unanime, et il semblait à chacun, ces mots sitôt prononcés, qu'il n'avait jamais rien entendu d'aussi beau, d'aussi profond ni d'aussi juste – ceci quels que soient l'âge, le sexe, la position sociale des interlocuteurs. C'était déjà frappant pour ma génération, et ça l'était encore bien davantage pour celle d'Esther. De telles dispositions d'esprit ne peuvent guère, à long terme, favoriser une sociabilité riche. La sociabilité avait fait son temps, elle avait joué son rôle historique; elle avait été indispensable dans les premiers temps de l'apparition de l'intelligence humaine, mais elle n'était plus aujourd'hui qu'un vestige inutile et encombrant. Il en allait de même de la sexualité, depuis la généralisation de la procréation artificielle. «Se masturber, c'est faire l'amour avec quelqu'un qu'on aime vraiment»: la phrase était attribuée à différentes personnalités, allant de Keith Richards à Jacques Lacan; elle était de toute façon, à l'époque où elle fut prononcée, en avance sur son temps, et ne pouvait par conséquent avoir de réel impact. Les relations sexuelles allaient d'ailleurs certainement se maintenir quelque temps comme support publicitaire et principe de différenciation narcissique, tout en étant de plus en plus réservées à des spécialistes, à une élite erotique. Le combat narcissique durerait aussi longtemps qu'il pourrait s'alimenter de victimes consentantes, prêtes à y chercher leur ration d'humiliation, il durerait probablement aussi longtemps que la sociabilité elle-même, il en serait l'ultime vestige, mais il finirait par s'éteindre. Quant à l'amour, il ne fallait plus y compter: j'étais sans doute un des derniers hommes de ma génération à m'aimer suffisamment peu pour être capable d'aimer quelqu'un d'autre, encore ne l'avais-je été que rarement, deux fois dans ma vie exactement. Il n'y a pas d'amour dans la liberté individuelle, dans l'indépendance, c'est tout simplement un mensonge, et l'un des plus grossiers qui se puisse concevoir; il n'y a d'amour que dans le désir d'anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné.
Trois ans auparavant, j'avais découpé dans Gente Libre une photographie où le sexe d'un homme, dont on ne distinguait que le bassin, s'enfonçait à moitié, et pour ainsi dire calmement, dans celui d'une femme d'environ vingt-cinq ans, aux longs cheveux châtains et bouclés. Toutes les photographies de ce magazine destiné aux «couples libéraux» tournaient plus ou moins autour du même thème: pourquoi ce cliché me charmait-il tant? Appuyée sur les genoux et les avant-bras, la jeune femme tournait son visage vers l'objectif comme si elle était surprise par cette intromission inattendue, survenue au moment où elle pensait tout à fait à autre chose, par exemple à nettoyer son carrelage; elle semblait d'ailleurs plutôt agréablement surprise, son regard trahissait une satisfaction benoîte et impersonnelle, comme si c'étaient ses muqueuses qui réagissaient à ce contact imprévu, plutôt que son esprit. En lui-même son sexe paraissait souple et doux, de bonnes dimensions, confortable, il était en tout cas agréablement ouvert et donnait l'impression de pouvoir s'ouvrir facilement, à la demande. Cette hospitalité aimable, sans tragédie, à la bonne franquette en quelque sorte, était à présent tout ce que je demandais au monde, je m'en rendais compte semaine après semaine en regardant cette photographie; je me rendais compte aussi que je ne parviendrais plus jamais à l'obtenir, que je ne chercherais même plus vraiment à l'obtenir, et que le départ d'Esther n'avait pas été une transition douloureuse, mais une fin absolue. Elle était peut-être rentrée des États-Unis à l'heure actuelle, probablement même, il me paraissait peu vraisemblable que sa carrière de pianiste ait connu de grands développements, elle n'avait quand même pas le talent nécessaire, ni la dose de folie qui l'accompagne, c'était une petite créature au fond très raisonnable. Rentrée ou pas je savais que cela n'y changerait rien, qu'elle n'aurait pas envie de me revoir, pour elle j'étais de l'histoire ancienne, et à vrai dire j'étais de l'histoire ancienne pour moi-même également, toute idée de reprendre une carrière publique, ou plus généralement d'avoir des relations avec mes semblables, m'avait cette fois définitivement quitté, elle m'avait vidé, j'avais utilisé avec elle mes dernières forces, j'étais rendu à présent; elle avait été mon bonheur, mais elle avait été aussi, et comme je le pressentais dès le début, ma mort; cette prémonition ne m'avait du reste nullement fait hésiter, tant il est vrai qu'on doit rencontrer sa propre mort, la voir au moins une fois en face, que chacun d'entre nous, au fond de lui-même, le sait, et qu'il est à tout prendre préférable que cette mort, plutôt que celui, habituel, de l'ennui et de l'usure, ait par extraordinaire le visage du plaisir.