Les journées étaient douces et déjà chaudes; c'est sans difficulté que nous franchîmes les chaînes de la sierra Nevada par le puerto de la Ragua, à deux mille mètres d'altitude; au loin, on distinguait le sommet couronné de neige du Mulhacén, qui avait été – et restait, malgré les bouleversements géologiques intervenus – le point culminant de la péninsule ibérique.
Plus au nord s'étendait une zone de plateaux et de buttes calcaires, au sol creusé de très nombreuses grottes. Elles avaient servi d'abri aux hommes préhistoriques qui avaient pour la première fois habité la région; plus tard, elles avaient été utilisées comme refuge par les derniers musulmans chassés par la Reconquista espagnole, avant d'être transformées au XXe siècle en zones récréatives et en hôtels; je pris l'habitude de m'y reposer dans la journée, et de poursuivre mon chemin à la tombée de la nuit. C'est au matin du troisième jour que je perçus, pour la première fois, des indices de la présence des sauvages – un feu, des ossements de petits animaux. Ils avaient allumé le feu à même le sol d'une des chambres installées dans les grottes, carbonisant du même coup la moquette, alors que les cuisines de l'hôtel renfermaient une batterie de cuisinières vitrocéramiques – dont ils avaient été incapables de comprendre le fonctionnement. C'était pour moi une surprise constante de constater qu'une grande partie des équipements construits par les hommes étaient encore, plusieurs siècles après, en état de marche – les centrales électriques elles-mêmes continuaient à débiter des milliers de kilowatts qui n'étaient plus utilisés par personne. Profondément hostile à tout ce qui pouvait venir de l'humanité, désireuse d'établir une coupure radicale avec l'espèce qui nous avait précédés, la Sœur suprême avait très vite décidé de développer une technologie autonome dans les enclaves destinées à l'habitation des néo-humains qu'elle avait progressivement rachetées aux nations en ruine, incapables de boucler leur budget, puis bientôt de subvenir aux besoins sanitaires de leurs populations. Les installations précédentes avaient été entièrement laissées à l'abandon; la permanence de leur fonctionnement n'en était que plus remarquable: quel qu'il ait pu être par ailleurs, l'homme avait décidément été un mammifère ingénieux.
Parvenu à la hauteur de l'embalse de Negratin, je marquai une halte brève. Les gigantesques turbines du barrage tournaient au ralenti; elles n'alimentaient plus qu'une rangée de lampadaires au sodium qui s'alignaient inutilement le long de l'autoroute entre Grenade et Alicante. La chaussée, crevassée, recouverte de sable, était envahie ça et là d'herbe et de buissons. Installé à la terrasse d'un ancien café-restaurant qui dominait la surface turquoise de la retenue d'eau, au milieu des tables et des chaises métalliques rongées par la rouille, je me surpris une fois de plus à être saisi par un accès de nostalgie en songeant aux fêtes, aux banquets, aux réunions de famille qui devaient se dérouler là bien des siècles auparavant. J'étais pourtant, et plus que jamais, conscient que l'humanité ne méritait pas de vivre, que la disparition de cette espèce ne pouvait, à tous points de vue, qu'être considérée comme une bonne nouvelle; ses vestiges dépareillés, détériorés n'en avaient pas moins quelque chose de navrant.
«Jusqu'à quand se perpétueront les conditions du malheur?» s'interroge la Sœur suprême dans sa Seconde Réfutation de l'Humanisme. « Elles se perpétueront, répond-elle aussitôt, tant que les femmes continueront d'enfanter.» Aucun problème humain, enseigne la Sœur suprême, n'aurait pu trouver l'ébauche d'une solution sans une limitation drastique de la densité de la population terrestre. Une opportunité historique exceptionnelle de dépeuplement raisonné s'était offerte au début du XXIe siècle, poursuivait-elle, à la fois en Europe par le biais de la dénatalité et en Afrique par celui des épidémies et du sida. L'humanité avait préféré gâcher cette chance par l'adoption d'une politique d'immigration massive, et portait donc l'entière responsabilité des guerres ethniques et religieuses qui s'ensuivirent, et qui devaient constituer le prélude à la Première Diminution.
Longue et confuse, l'histoire de la Première Diminution n'est aujourd'hui connue que de rares spécialistes, qui s'appuient essentiellement sur la monumentale Histoire des Civilisations Boréales, en vingt-trois tomes, de Ravens-burger et Dickinson. Source d'informations incomparable, cet ouvrage a parfois été considéré comme manquant de rigueur dans leur vérification; on lui a en particulier reproché de laisser trop de place à la relation de Horsa, qui, selon Penrose, doit plus à l'influence littéraire des chansons de geste et au goût pour une métrique régulière qu'à la stricte vérité historique. Ses critiques se sont, par exemple, focalisées sur le passage suivant:
Ce passage, argue-t-il, est en contradiction manifeste avec ce que nous savons de l'histoire climatique du globe. Des recherches plus poussées ont cependant montré que le début de l'effondrement des civilisations humaines fut marqué par des variations thermiques aussi soudaines qu'imprévisibles. La Première Diminution en elle-même, c'est-à-dire la fonte des glaces, qui, produite par l'explosion de deux bombes thermonucléaires aux pôles arctique et antarctique, devait provoquer l'immersion de l'ensemble du continent asiatique à l'exception du Tibet et diviser par vingt le chiffre de la population terrrestre, n'intervint qu'au bout d'un siècle.
D'autres travaux ont mis en évidence la résurgence, au cours de cette période troublée, de croyances et de comportements venus du passé folklorique le plus reculé de l'humanité occidentale, tels que l'astrologie, la magie divinatoire, la fidélité à des hiérarchies de type dynastique. Reconstitution de tribus rurales ou urbaines, réapparition de cultes et de coutumes barbares: la disparition des civilisations humaines, au moins dans sa première phase, ressembla assez à ce qui avait été pronostiqué, dès la fin du XXe siècle, par différents auteurs de fiction spéculative. Un futur violent, sauvage, était ce qui attendait les hommes, beaucoup en eurent conscience avant même le déclenchement des premiers troubles; certaines publications comme Métal Hurlant témoignent à cet égard d'une troublante prescience. Cette conscience anticipée ne devait d'ailleurs nullement permettre aux hommes de mettre en œuvre, ni même d'envisager une solution quelconque. L'humanité, enseigne la Sœur suprême, devait accomplir son destin de violence, jusqu'à la destruction finale; rien n'aurait pu la sauver, à supposer même qu'un tel sauvetage eût pu être considéré comme souhaitable. La petite communauté néo-humaine, rassemblée dans des enclaves protégées par un système de sécurité sans faille, dotée d'un système de reproduction fiabilisé et d'un réseau de communications autonome, devait traverser sans difficulté cette période d'épreuves. Elle devait survivre avec la même facilité à la Seconde Diminution, corrélative du Grand Assèchement. Maintenant à l'abri de la destruction et du pillage l'ensemble des connaissances humaines, les complétant à l'occasion avec mesure, elle devait jouer à peu près le rôle qui était celui des monastères tout au long de la période du Moyen Âge – à ceci près qu'elle n'avait nullement pour objectif de préparer une résurrection future de l'humanité, mais au contraire de favoriser, dans toute la mesure du possible, son extinction.