Durant les trois jours qui suivirent nous traversâmes un plateau sec et blanc, à la végétation anémiée; l'eau et le gibier devenaient plus rares, et je décidai d'obliquer vers l'Est, m'écartant du parcours de la faille. Suivant le cours du rio Guardal, nous atteignîmes l'embalse de San Clémente, puis c'est avec plaisir que nous retrouvâmes les ombrages frais et giboyeux de la sierra de Segura. Ma constitution biochimique me donnait, j'en prenais conscience à mesure que se poursuivait notre route, une résistance exceptionnelle, une facilité d'adaptation aux différents milieux qui n'avait pas son équivalent dans le monde animal. Je n'avais vu jusqu'à présent aucune trace de grands prédateurs, et c'est plutôt en hommage à une ancienne tradition humaine que j'allumais un feu chaque soir, après avoir établi notre campement. Fox retrouvait sans difficulté les atavismes qui étaient ceux du chien depuis qu'il avait décidé d'accompagner l'homme, voici déjà de nombreux millénaires, avant de reprendre sa place auprès des néo-humains. Un froid léger descendait des sommets, nous étions à près de deux mille mètres d'altitude et Fox contemplait les flammes avant de s'étendre à mes pieds alors que rougeoyaient les braises. Il ne dormirait, je le savais, que d'un œil, prêt à se dresser à la première alerte, à tuer et à mourir s'il le fallait pour protéger son maître, et son foyer. Malgré ma lecture attentive de la narration de Daniel1 je n'avais toujours pas totalement compris ce que les hommes entendaient par l'amour, je n'avais pas saisi l'intégralité des sens multiples, contradictoires qu'ils donnaient à ce terme; j'avais saisi la brutalité du combat sexuel, l'insoutenable douleur de l'isolement affectif, mais je ne voyais toujours pas ce qui leur avait permis d'espérer qu'ils pourraient, entre ces aspirations contraires, établir une forme de synthèse. À l'issue pourtant de ces quelques semaines de voyage dans les sierras de l'intérieur de l'Espagne jamais je ne m'étais senti aussi près d'aimer, dans le sens le plus élevé qu'ils donnaient à ce terme; jamais je n'avais été aussi près de ressentir personnellement «ce que la vie a de meilleur», pour reprendre les mots utilisés par Daniel1 dans son poème terminal, et je comprenais que la nostalgie de ce sentiment ait pu précipiter Marie23 sur les routes, si loin de là, sur l'autre rive de l'Atlantique. J'étais à vrai dire moi-même entraîné sur un chemin tout aussi hypothétique, mais il m'était devenu indifférent d'atteindre ma destination: ce que je voulais au fond c'était continuer à cheminer avec Fox par les prairies et les montagnes, connaître encore les réveils, les bains dans une rivière glacée, les minutes passées à se sécher au soleil, les soirées ensemble autour du feu à la lumière des étoiles. J'étais parvenu à l'innocence, à un état non conflictuel et non relatif, je n'avais plus de plan ni d'objectif, et mon individualité se dissolvait dans la série indéfinie des jours; j'étais heureux.
Après la sierra de Segura nous abordâmes la sierra d'Alcaraz, moins élevée en altitude; j'avais renoncé à garder le décompte exact de nos jours de marche, mais c'est à peu près début août, je pense, que nous arrivâmes en vue d'Albacete. La chaleur était écrasante. Je m'étais largement écarté du parcours de la faille; si je voulais la rejoindre il me fallait à présent prendre plein ouest, et traverser sur plus de deux cents kilomètres les plateaux de la Manche où je ne trouverais ni végétation, ni abri. Je pouvais aussi, en obliquant vers le nord, atteindre les zones plus boisées qui s'étendent autour de Cuenca, puis, en traversant la Catalogne, rejoindre la chaîne pyrénéenne.
Jamais je n'avais eu, au cours de mon existence néohumaine, de décision ni d'initiative à prendre, c'était un processus qui m'était totalement étranger. L'initiative individuelle, enseigne la Sœur suprême dans ses Instructions pour une vie paisible, est la matrice de la volonté, de l'attachement et du désir; aussi les Sept Fondateurs, travaillant à sa suite, s'attachèrent à mettre au point une cartographie exhaustive des situations dévie envisageables. Leur objectif était naturellement en premier lieu d'en finir avec l'argent et avec le sexe, deux facteurs dont ils avaient pu, au travers de l'ensemble des récits de vie humains, reconnaître l'importance délétère; il s'agissait également d'écarter toute notion de choix politique, source comme ils l'écrivent de passions «factices mais violentes». Ces pré-conditions d'ordre négatif, pour indispensables qu'elles soient, n'étaient cependant pas suffisantes à leurs yeux pour permettre à la néo-humanité de rejoindre l'«évidente neutralité du réel», selon leur expression fréquemment citée; il convenait, également, de fournir un catalogue concret de prescriptions positives. Le comportement individuel, notent-ils dans leurs Prolégomènes à l'Edification de la Cité centrale (le premier ouvrage néo-humain qui, significativement, ne comporte aucun nom d'auteur) devait devenir «aussi prévisible que le fonctionnement d'un réfrigérateur». Dans la rédaction de leurs consignes, ils se reconnaissent d'ailleurs comme principale source d'inspiration stylistique, plus que toute autre production littéraire humaine, «le mode d'emploi des appareils électroménagers de taille et de complexité moyennes, en particulier celui du magnétoscope JVC HR-DV3S/MS». Les néo-humains, avertissent-ils d'emblée, peuvent tout comme les humains être considérés comme des mammifères rationnels de taille et de complexité moyennes; aussi est-il loisible, au sein d'une vie stabilisée, d'établir un répertoire complet des conduites.
En quittant les chemins d'une vie répertoriée, je m'étais également écarté de tout schéma applicable. Ainsi, en l'espace de quelques minutes, accroupi sur mes talons au sommet d'une butte calcaire, contemplant la plaine interminable et blanche qui s'étendait à mes pieds, je découvris les affres du choix personnel. Je réalisai également – et définitivement cette fois – que mon désir n'était pas, n'était plus et probablement n'avait jamais été de rejoindre une communauté de primates quelle qu'elle fût. C'est sans réelle hésitation, un peu comme sous l'effet d'une sorte de pesanteur interne, un peu comme on finit par pencher du côté le plus lourd, que je décidai d'obliquer vers le Nord. Peu après La Roda, en apercevant les forêts et les premiers miroitements des eaux de l'embalse d'Alarcon, alors que Fox trottait joyeusement à mes côtés, je me rendis compte que je ne rencontrerais jamais Marie23, ni aucune autre néo-humaine, et que je n'en éprouvais aucun regret véritable.
J'atteignis le village d'Alarcon peu après la tombée de la nuit; la lune se reflétait sur les eaux du lac, animées d'un frémissement léger. Alors que j'arrivais à la hauteur des premières maisons, Fox se figea sur place et gronda doucement. Je m'immobilisai; je n'entendais aucun bruit mais je faisais confiance à son ouïe, plus aiguisée que la mienne. Des nuages passèrent devant la lune et je distinguai un léger grattement sur ma droite; lorsque la lumière redevint plus vive j'aperçus une forme humaine, qui me parut courbée et contrefaite, se glisser entre deux maisons. Je retins Fox, qui s'apprêtait à se lancer à sa poursuite, et je continuai à gravir la rue principale. C'était peut-être imprudent de ma part; mais, d'après tous les témoignages de ceux qui avaient été en contact avec eux, les sauvages éprouvaient une véritable terreur des néohumains, leur première réaction était dans tous les cas de prendre la fuite.