Le château fort d'Alarcon avait été construit au XIIe siècle puis transformé en parador au XXe, m'apprit une pancarte touristique aux caractères usés; sa masse restait imposante, il dominait le village et devait permettre de surveiller les alentours à des kilomètres à la ronde; je décidai de m'y installer pour la nuit, sans tenir compte des rumeurs et des silhouettes qui détalaient dans l'obscurité. Fox grondait continuellement, et je finis par le prendre dans mes bras pour le calmer; j'étais de plus en plus persuadé que les sauvages éviteraient toute confrontation si je faisais suffisamment de bruit pour les avertir de mon approche.
L'intérieur du château portait toutes les traces d'une occupation récente; du feu brûlait même dans la grande cheminée, et il y avait une réserve de bois; ils n'avaient du moins pas perdu ce secret, celui d'une des plus anciennes inventions humaines. Je me rendis compte après une rapide inspection des chambres que c'était à peu près tout ce qu'on pouvait dire en leur faveur: l'occupation du bâtiment par les sauvages se traduisait surtout par du désordre, de la puanteur, des tas d'excréments sèches sur le sol. Il n'y avait aucun indice d'activité mentale, intellectuelle ni artistique; cela correspondait à la conclusion des rares chercheurs qui s'étaient penchés sur l'histoire des sauvages: en l'absence de toute transmission culturelle, l'effondrement s'était fait avec une rapidité foudroyante.
Les murs épais conservaient bien la chaleur et je décidai d'installer mon campement dans la grande salle, me contentant de tirer un matelas près du feu; dans une réserve, je découvris une pile de draps propres. Je découvris également deux carabines à répétition, ainsi qu'une réserve impressionnante de cartouches et un nécessaire complet permettant de nettoyer et de graisser les armes. La région, vallonnée et boisée, avait dû être très giboyeuse du temps des humains; j'ignorais ce qu'il en était à présent, mais mes premières semaines de marche m'avaient révélé que certaines espèces du moins avaient survécu à la succession de raz de marée et d'assèchements extrêmes, aux nuages de radiations atomiques, à l'empoisonnement des cours d'eau, à tous les cataclysmes enfin qui avaient ravagé la planète au cours des deux derniers millénaires. Les derniers siècles de la civilisation humaine, c'est un fait peu connu mais significatif, avaient vu l'apparition en Europe occidentale de mouvements inspirés par une idéologie d'un masochisme étrange, dite «écologiste» bien qu'elle n'eût que peu de rapports avec la science du même nom. Ces mouvements insistaient sur la nécessité de protéger la «nature»contre les agissements humains, et plaidaient pour l'idée que toutes les espèces, quel que soit leur degré de développement, avaient un «droit» égal à l'occupation de la planète; certains adeptes de ces mouvements semblaient même à vrai dire prendre systématiquement le parti des animaux contre l'homme, éprouver plus de chagrin à l'annonce de la disparition d'une espèce d'invertébrés qu'à celle d'une famine ravageant la population d'un continent. Nous avons aujourd'hui un peu de mal à comprendre ces concepts de «nature» et de «droit» qu'ils manipulaient avec tant de légèreté, et nous voyons simplement dans ces idéologies terminales un des indices du désir de l'humanité de se retourner contre elle-même, de mettre fin à une existence qu'elle sentait inadéquate. Les «écologistes», quoi qu'il en soit, avaient largement sous-estime la capacité d'adaptation du monde vivant, sa rapidité à reconstituer de nouveaux équilibres sur les ruines d'un monde détruit, et mes premiers prédécesseurs néo-humains, tels Daniel3 et Daniel4, soulignent cette sensation d'ironie légère qu'ils éprouvent à voir des forêts denses, peuplées de loups et d'ours, gagner rapidement du terrain sur les anciens complexes industriels. Il est cocasse également, à l'heure où les humains ont pratiquement disparu, et où leur domination passée ne se manifeste plus que par de nostalgiques vestiges, de constater la remarquable résistance des acariens et des insectes.
Je passai une nuit paisible, et m'éveillai peu avant l'aube. Fox sur mes talons, je fis le tour du chemin de ronde en regardant le soleil qui se levait sur les eaux du lac; les sauvages, ayant abandonné le village, s'étaient probablement repliés sur ses rives. J'entrepris ensuite une exploration complète du château, où je découvris de nombreux objets de fabrication humaine, certains en bon état de conservation. Tous ceux qui comportaient des composants électroniques et des piles au lithium destinées à conserver les données pendant les coupures d'alimentation avaient été irrémédiablement détériorés par le passage des siècles; je laissai ainsi de côté les téléphones portables, les ordinateurs, les agendas électroniques. Les appareils, par contre, qui ne comportaient que des pièces mécaniques et optiques, avaient pour la plupart très bien résisté. Je jouai quelque temps avec un appareil photo, un Rolleiflex double objectif à la carrosserie de métal d'un noir mat: la manivelle permettant l'entraînement de la pellicule tournait sans heurt; les lamelles de l'obturateur s'ouvraient et se refermaient avec un petit bruit soyeux, à une vitesse qui variait suivant le chiffre sélectionné sur la molette de contrôle. S'il avait encore existé des pellicules photographiques, des laboratoires de développement, j'étais sûr que j'aurais pu réaliser d'excellents clichés. Alors que le soleil commençait à chauffer, à illuminer de reflets dorés la surface du lac, je méditai quelque temps sur la grâce, et sur l'oubli; sur ce que l'humanité avait eu de meilleur: son ingéniosité technologique. Rien ne subsistait aujourd'hui de ces productions littéraires et artistiques dont l'humanité avait été si fière; les thèmes qui leur avaient donné naissance avaient perdu toute pertinence, leur pouvoir d'émotion s'était évaporé. Rien ne subsistait non plus de ces systèmes philosophiques ou théologiques pour lesquels les hommes s'étaient battus, étaient morts parfois, avaient tué plus souvent encore; tout cela n'éveillait plus chez un néo-humain le moindre écho, nous n'y voyions plus que les divagations arbitraires d'esprits limités, confus, incapables de produire le moindre concept précis ou simplement utilisable. Les productions technologiques de l'homme, par contre, pouvaient encore inspirer le respect: c'est dans ce domaine que l'homme avait donné le meilleur de lui-même, qu'il avait exprimé sa nature profonde, il y avait atteint d'emblée à une excellence opérationnelle à laquelle les néo-humains n'avaient rien pu ajouter de significatif.
Mes propres besoins technologiques, cela dit, étaient très limités; je me contentai d'une paire de jumelles à fort grossissement et d'un couteau à large lame que je glissai à ma ceinture. Il était possible, après tout, que je sois amené à rencontrer des animaux dangereux dans la suite de mon voyage, si tant est que je le poursuive. Dans l'après-midi, des nuages s'accumulèrent au-dessus de la plaine, et la pluie commença à tomber un peu plus tard par longs rideaux lents et lourds, les gouttes s'écrasaient dans la cour du château avec un bruit mat. Je sortis peu avant le coucher du soleiclass="underline" les chemins étaient détrempés, impraticables; je compris alors que l'été faisait place à l'automne, et je sus aussi que j'allais rester là quelques semaines, quelques mois peut-être; j'attendrais le début de l'hiver, que les journées redeviennent froides et sèches. Je pourrais chasser, tuer des cerfs ou des biches que je ferais rôtir dans la cheminée, mener cette vie simple que je connaissais par différents récits de vie humains. Fox en serait, je le savais, heureux, la mémoire en était inscrite dans ses gènes; pour ma part j'avais besoin de capsules de sels minéraux, mais il me restait encore six mois de réserve. Ensuite il me faudrait trouver de l'eau de mer, si la mer existait encore, si je pouvais l'atteindre; ou bien je devrais mourir. Mon attachement à la vie n'était pas très élevé par rapport aux critères humains, tout dans l'enseignement de la Sœur suprême était orienté vers l'idée de détachement; retrouvant le monde originel, j'avais la sensation d'être une présence incongrue, facultative, au milieu d'un univers où tout était orienté vers la survie, et la perpétuation de l'espèce.