Dans les jours qui suivirent, je m'aventurai plus loin dans la forêt qui entourait le lac; sous le couvert des arbres élevés poussait une herbe rase, illuminée ça et là de plaques de soleil. De temps en temps j'entendais un bruissement dans un fourré plus dense, ou j'étais alerté par un grondement de Fox. Je savais que les sauvages étaient l à, que je traversais leur territoire, mais qu'ils n'oseraient pas se montrer; les détonations devaient les terroriser. À juste titre, d'ailleurs: je maîtrisais bien, maintenant, le fonctionnement de mes carabines, je parvenais à recharger très rapidement, et j'aurais pu en faire un carnage. Les doutes qui avaient pu occasionnellement, au cours de ma vie abstraite et solitaire, m'assaillir, avaient à présent disparu: je savais que j'avais affaire à des êtres néfastes, malheureux et cruels; ce n'est pas au milieu d'eux que je trouverais l'amour, ou sa possibilité, ni aucun des idéaux qui avaient pu alimenter les rêveries de nos prédécesseurs humains; ils n'étaient que le résidu caricatural des pires tendances de l'humanité ordinaire, celle que connaissait déjà Daniel1, celle dont il avait souhaité, planifié et dans une large mesure accompli la perte. J'en eus une nouvelle confirmation au cours d'une sorte de fête organisée quelques jours plus tard par les sauvages. C'était une nuit de pleine lune et je fus réveillé par les hurlements de Fox; le rythme des tambourins était d'une violence obsédante. Je montai au sommet de la tour centrale, ma paire de jumelles à la main. L'ensemble de la tribu était réuni dans la clairière, ils avaient allumé un grand feu et paraissaient surexcités. Le chef présidait la réunion dans ce qui ressemblait à un siège de voiture défoncé; il portait un tee-shirt «Ibiza Beach» et une paire de bottines montantes; ses jambes et ses organes sexuels étaient à découvert. Sur un signe de sa part la musique se ralentit et les membres de la tribu formèrent un cercle, délimitant une sorte d'arène au centre de laquelle les deux assistants du chef amenèrent, en les poussant et les tirant sans ménagements, deux sauvages âgés – les plus âgés de la tribu, ils pouvaient avoir atteint la soixantaine. Ils étaient entièrement nus, et armés de poignards à la lame large et courte – identiques à ceux que j'avais trouvés dans une réserve du château. Le combat se déroula d'abord dans le plus grand silence; mais dès l'apparition du premier sang les sauvages se mirent à pousser des cris, des sifflements, à encourager les adversaires. Je compris tout de suite qu'il s'agirait d'un combat à mort, destiné à éliminer l'individu le moins apte à la survie; les combattants frappaient sans ménagements, essayant d'atteindre le visage ou les endroits sensibles. Après les trois premières minutes il y eut une pause, ils s'accroupirent aux extrémités de l'arène, s'épongeant et buvant de larges rasades d'eau. Le plus corpulent semblait en difficulté, il avait perdu beaucoup de sang. Sur un signal du chef, le combat reprit. Le gros se releva en titubant; sans perdre une seconde, son adversaire bondit sur lui et lui enfonça son poignard dans l'œil. Il tomba à terre, le visage aspergé de sang, et la curée commença. Le poignard levé, les mâles et les femelles de la tribu se précipitèrent en hurlant sur le blessé qui essayait de ramper hors d'atteinte; en même temps, les tambourins recommencèrent à battre. Au début, les sauvages découpaient des morceaux de chair qu'ils faisaient rôtir dans les braises, mais la frénésie augmentant ils se mirent à dévorer directement le corps de la victime, à laper son sang dont l'odeur semblait les enivrer. Quelques minutes plus tard le gros sauvage était réduit à l'état de résidus sanguinolents, dispersés sur quelques mètres dans la prairie. La tête gisait de côté, intacte hormis son œil crevé. Un des assistants la ramassa et la tendit au chef qui se leva et la brandit sous les étoiles, cependant que la musique se taisait de nouveau et que les membres de la tribu entonnaient une mélopée inarticulée en frappant lentement dans leurs mains. Je supposai qu'il s'agissait d'un rite d'union, un moyen de resserrer les liens du groupe – en même temps que de se débarrasser des sujets affaiblis ou malades; tout cela me paraissait assez conforme à ce que je pouvais connaître de l'humanité.
À mon réveil, une mince couche de givre recouvrait les prairies. Je consacrai le reste de la matinée à me préparer pour ce que j'espérais être la dernière étape de mon périple. Fox me suivit de pièce en pièce en gambadant. En continuant vers l'Ouest, je savais que je traverserais des régions plus plates et plus chaudes; la couverture de survie était devenue inutile. Je ne sais pas exactement pourquoi j'en étais revenu à mon projet initial d'essayer de rejoindre Lanzarote; l'idée de rencontrer une communauté néo-humaine ne m'inspirait toujours pas de réel enthousiasme, je n'avais d'ailleurs eu aucun indice supplémentaire de l'existence d'une telle communauté. Sans doute la perspective de vivre le reste de mon existence dans des zones infestées par les sauvages, même en compagnie de Fox, même si je savais qu'ils seraient terrorisés par moi beaucoup plus que l'inverse, qu'ils feraient tout leur possible pour se maintenir à distance respectueuse, m'était-elle, à l'issue de cette nuit, devenue intolérable. Je me rendis compte alors que je me coupais, peu à peu, de toutes les possibilités; il n'y avait peut-être pas, dans ce monde, de place qui me convienne.
J'hésitai longuement devant mes carabines à répétition. Elles étaient encombrantes, et me ralentiraient dans ma marche; je ne craignais nullement pour ma sécurité personnelle. D'un autre côté, il n'était pas certain que Fox trouve aussi facilement à se nourrir dans les régions que nous allions traverser. La tête posée sur ses pattes avant, il me suivait du regard comme s'il comprenait mes hésitations. Lorsque je me relevai en tenant la carabine la plus courte, après avoir fourré une réserve de cartouches dans mon sac, il se redressa en agitant joyeusement la queue. Il avait, visiblement, pris goût à la chasse; et, dans une certaine mesure, moi aussi. J'éprouvais maintenant une certaine joie à tuer des animaux, à les délivrer du phénomène; intellectuellement je savais que j'avais tort, car la délivrance ne peut être obtenue que par l'ascèse, sur ce point les enseignements de la Sœur suprême me paraissaient plus que jamais indiscutables; mais je m'étais peut-être, dans le plus mauvais sens du terme, humanisé. Toute destruction d'une forme de vie organique, quoi qu'il en soit, était un pas en avant vers l'accomplissement de la loi morale; demeurant dans l'espérance des Futurs, je devais en même temps essayer de rejoindre mes semblables, ou ce qui pouvait s'en rapprocher. En bouclant la fermeture de mon sac je repensai à Marie23, qui était partie en quête de l'amour, et ne l'avait sans doute pas trouvé. Fox bondissait autour de moi, fou de joie à l'idée de reprendre la route. Je jetai un regard circulaire sur les forêts, sur la plaine, et je récitai mentalement la prière pour la délivrance des créatures.
C'était la fin de la matinée et dehors il faisait doux, presque chaud; le gel n'avait pas tenu, nous n'étions qu'au début de l'hiver, et j'allais définitivement quitter les régions froides. Pourquoi vivais-je? Je n'avais guère d'appartenance. Avant de partir je décidai de faire une dernière promenade autour du lac, ma carabine à la main, non pour chasser vraiment, car je ne pourrais pas emporter le gibier, mais pour offrir à Fox une dernière fois la satisfaction de folâtrer dans les fourrés, de flairer les odeurs du sous-bois, avant d'aborder la traversée des plaines.