Le monde était là, avec ses forêts, ses prairies et ses animaux dans leur innocence – des tubes digestifs sur pattes, terminés par des dents, dont la vie se résumait à rechercher d'autres tubes digestifs afin de les dévorer et de reconstituer leurs réserves énergétiques. Plus tôt dans la journée, j'avais observé le campement des sauvages; la plupart dormaient, repus d'émotions fortes après leur orgie sanglante de la veille. Ils étaient au sommet de la chaîne alimentaire, leurs prédateurs naturels étaient peu nombreux; aussi devaient-ils procéder eux-mêmes à l'élimination des sujets vieillissants ou malades afin de préserver la bonne santé de la tribu. Ne pouvant compter sur la concurrence naturelle, ils devaient également organiser un système social de contrôle d'accès à la vulve des femelles, afin de maintenir le capital génétique de l'espèce. Tout cela était dans l'ordre des choses, et l'après-midi était d'une douceur étrange. Je m'assis au bord du lac pendant que Fox furetait dans les fourrés. Parfois un poisson sautait hors de l'eau, déclenchant à sa surface des ondes légères qui venaient mourir sur ses bords. Je comprenais de plus en plus mal pourquoi j'avais quitté la communauté abstraite, virtuelle des néo-humains. Notre existence dépourvue de passions était celle des vieillards; nous portions sur le monde un regard empreint d'une lucidité sans bienveillance. Le monde animal était connu, les sociétés humaines étaient connues; tout cela ne recelait aucun mystère, et rien ne pouvait en être attendu, hormis la répétition du carnage. «Ceci étant, cela est» me répétai-je machinalement, à de nombreuses reprises, jusqu'à atteindre un état légèrement hypnotique. Au bout d'un peu plus de deux heures je me relevai, apaisé peut-être, décidé en tout cas à poursuivre ma quête – ayant en même temps accepté son échec probable, et le trépas qui s'ensuivrait. Je m'aperçus alors que Fox avait disparu – il avait dû flairer une piste, et s'aventurer plus loin dans les sous-bois.
Je battis les buissons qui entouraient le lac pendant plus de trois heures, appelant de temps à autre, à intervalles réguliers, dans un silence angoissant, cependant que la lumière commençait à baisser. Je retrouvai son corps à la tombée de la nuit, transpercé par une flèche. Sa mort avait dû être affreuse, ses yeux déjà vitreux reflétaient une expression de panique. Dans un ultime geste de cruauté, les sauvages avaient découpé ses oreilles; ils avaient dû procéder rapidement de peur que je ne les surprenne, la découpe était grossière, du sang avait éclaboussé son museau et son poitrail.
Mes jambes fléchirent sous moi, je tombai agenouillé devant le cadavre encore tiède de mon petit compagnon; il aurait peut-être suffi que je survienne cinq ou dix minutes plus tôt pour tenir les sauvages à distance. J'allais devoir creuser une sépulture, mais pour l'instant je ne m'en sentais pas la force. La nuit tombait, des masses de brume froide commençaient à se former autour du lac. Je contemplai longuement, très longuement, le corps mutilé de Fox; puis les mouches arrivèrent, en petit nombre.
«C'était un lien celé,
et le mot de passe était: élenthérine.»
À présent, j'étais seul. La nuit tombait sur le lac, et ma solitude était définitive. Jamais Fox ne revivrait, ni lui ni aucun chien doté du même capital génétique, il avait sombré dans l'anéantissement intégral vers lequel je me dirigeais à mon tour. Je savais maintenant avec certitude que j'avais connu l'amour, puisque je connaissais la souffrance. Fugitivement je repensai au récit de vie de Daniel, conscient maintenant que ces quelques semaines de voyage m'avaient donné une vision simplifiée, mais exhaustive, de la vie humaine. Je marchai toute la nuit, puis le jour suivant, puis la nuit suivante, et une grande partie du troisième jour. De temps en temps je m'arrêtais, j'absorbais une capsule de sels minéraux, je buvais une rasade d'eau et je reprenais ma route; je ne ressentais aucune fatigue. Je n'avais pas beaucoup de connaissances biochimiques ni physiologiques, la lignée des Daniel n'était pas une lignée de scientifiques; je savais cependant que le passage à l'autotrophie s'était, chez les néo-humains, accompagné de diverses modifications dans la structure et le fonctionnement des muscles lisses. Par rapport à un humain je bénéficiais d'une souplesse, d'une endurance et d'une autonomie de fonctionnement largement accrues. Ma psychologie, bien entendu, était elle aussi différente; je ne connaissais pas la peur, et si j'étais accessible à la souffrance je n'éprouvais pas toutes les dimensions de ce que les humains appelaient le regret; ce sentiment existait en moi, mais il ne s'accompagnait d'aucune projection mentale. Je ressentais déjà un manque en pensant aux caresses de Fox, à cette façon qu'il avait de se blottir sur mes genoux; à ses baignades, à ses courses, à la joie surtout qui se lisait dans son regard, cette joie qui me bouleversait parce qu'elle m'était si étrangère; mais cette souffrance, ce manque me paraissaient inéluctables, du simple fait qu'ils étaient. L'idée que les choses auraient pu être différentes ne me traversait pas l'esprit, pas plus que l'idée qu'une chaîne de montagnes, présente devant mes yeux, aurait pu s'évanouir pour être remplacée par une plaine. La conscience d'un déterminisme intégral était sans doute ce qui nous différenciait le plus nettement de nos prédécesseurs humains. Comme eux, nous n'étions que des machines conscientes; mais, contrairement à eux, nous avions conscience de n'être que des machines.
J'avais marché sans réfléchir pendant une quarantaine d'heures, dans un brouillard mental complet, uniquement guidé par un vague souvenir du trajet sur la carte. J'ignore ce qui me fit m'arrêter, et me ramena à la pleine conscience; sans doute le caractère étrange du paysage qui m'entourait. Je devais maintenant être près des ruines de l'ancienne Madrid, j'étais en tout cas au milieu d'un espace de macadam immense, qui s'étendait presque à perte de vue, ce n'est que dans le lointain qu'on distinguait, confusément, un paysage de collines sèches et peu élevées. Ça et là le sol s'était soulevé sur plusieurs mètres, formant des cloques monstrueuses, comme sous l'effet d'une terrifiante onde de chaleur venue du sous-sol. Des rubans de macadam montaient vers le ciel, se soulevaient sur plusieurs dizaines de mètres avant d'être brisés net et de s'achever dans un éboulis de gravier et de pierres noires; des débris métalliques, des vitres explosées jonchaient le sol. Je crus d'abord que je me trouvais près d'un péage autoroutier, mais il n'y avait aucune indication de direction, nulle part, et je finis par comprendre que j'étais au milieu de ce qui restait de l'aéroport de Barajas. En continuant vers l'ouest, j'aperçus quelques signes d'une ancienne activité humaine: des téléviseurs à écran plat, des piles de CD en miettes, une immense PLV représentant le chanteur David Bisbal. Les radiations devaient être encore fortes dans cette zone, c'avait été un des endroits les plus bombardés au cours des dernières phases du conflit interhumain. J'étudiai ma carte: je devais être tout près de l'épicentre de la faille; si je voulais maintenir mon cap il me fallait obliquer vers le Sud, ce qui nie ferait passer par l'ancien centre ville.
Des carcasses de voitures agglomérées, fondues, ralentirent quelque temps ma progression au niveau de l'échangeur de la M45 et de la R2. C 'est en traversant les anciens entrepôts IVECO que j'aperçus les premiers sauvages urbains. Ils étaient une quinzaine, regroupés sous l'auvent de métal d'un hangar, à une cinquantaine de mètres. J'épaulai ma carabine et tirai rapidement: une des silhouettes s'effondra, les autres se replièrent à l'intérieur du hangar. Un peu plus tard, en me retournant, je vis que deux d'entre eux ressortaient prudemment et traînaient leur compagnon à l'intérieur – sans doute dans le but de s'en repaître. J'avais emporté les jumelles, et pus constater qu'ils étaient plus petits et plus contrefaits que ceux que j'avais observés dans la région d'Alarcôn; leur peau, d'un gris sombre, était parsemée d'excroissances et de pustules – sans doute une conséquence des radiations. Ils manifestaient en tout cas la même terreur des néo-humains, et tous ceux que je croisai dans les ruines de la ville prirent la fuite aussitôt, sans me laisser le temps d'ajuster mon tir; j'eus quand même la satisfaction d'en abattre cinq ou six. Bien que la plupart fussent affectés d'une claudication ils se déplaçaient rapidement, en s'aidant parfois de leurs membres antérieurs; j'étais surpris, et même atterré, par cette pullulation imprévue.