Pénétré du récit de vie de Daniel1, ce fut pour moi une émotion étrange que de me retrouver dans la Galle Obispo de Léon, où avait eu lieu son premier rendez-vous avec Esther. Du bar qu'il mentionnait ne demeurait nulle trace, en fait la rue se limitait à deux pans de mur noircis dont l'un, par hasard, portait une plaque indicatrice. L'idée me vint alors de rechercher la Galle San Isidor où avait eu lieu, au dernier étage du numéro 3, la party d'anniversaire qui avait marqué la fin de leur relation. Je me souvenais assez bien du plan du centre de Madrid tel qu'il se présentait à l'époque de Danieclass="underline" certaines rues étaient complètement détruites, d'autres intactes, sans logique apparente. Il me fallut à peu près une demi-heure pour trouver l'immeuble que je cherchais; il était encore debout. Je montai jusqu'au dernier étage, soulevant une poussière de béton sous mes pieds. Les meubles, les tentures, les tapis avaient entièrement disparu; il n'y avait, sur le sol souillé, que quelques petits tas d'excréments sèches. Pensivement, je parcourus les pièces où avait eu lieu ce qui avait sans doute été un des pires moments de la vie de Daniel. Je marchai jusqu'à la terrasse d'où il avait contemplé le paysage urbain juste avant d'entrer dans ce qu'il appelait sa «dernière ligne droite». Naturellement, je ne pus m'empêcher de méditer une fois de plus sur la passion amoureuse chez les humains, sa terrifiante violence, son importance dans l'économie génétique de l'espèce. Aujourd'hui le paysage d'immeubles calcinés, éventrés, les tas de gravats et de poussière produisaient une impression apaisante, invitaient à un détachement triste, dans leur dégradé de gris sombre. La vue qui s'offrait à moi était à peu près la même dans toutes les directions; mais je savais qu'en direction du Sud-Ouest, une fois la faille franchie, à la hauteur de Leganes ou peut-être de Fuenlabrada, j'allais devoir aborder la traversée du Grand Espace Gris. L'Estrémadure, le Portugal avaient disparu en tant que régions différenciées. La succession d'explosions nucléaires, de raz de marée, de cyclones qui avaient déferlé sur cette zone géographique pendant plusieurs siècles avaient fini par araser complètement sa surface et par la transformer en un vaste plan incliné, de déclivité faible, qui apparaissait sur les photos satellite comme uniformément composé de cendres pulvérulentes d'un gris très clair. Ce plan incliné continuait sur environ deux mille cinq cents kilomètres avant de déboucher sur une région du monde mal connue, au ciel presque continuellement saturé de nébulosités et de vapeurs, située à l'emplacement des anciennes îles Canaries. Gênées par la couche nuageuse, les rares observations satellite disponibles étaient peu fiables. Lanzarote pouvait être demeurée une presqu'île, être devenue une île, ou avoir complètement disparu; telles étaient, sur le plan géographique, les données de mon voyage. Sur le plan physiologique, il est certain que j'allais manquer d'eau. En marchant vingt heures par jour, je pouvais parcourir quotidiennement une distance de cent cinquante kilomètres; il me faudrait un peu plus de deux semaines pour parvenir aux zones maritimes, si tant est qu'elles existent. J'ignorais la résistance exacte de mon organisme à la dessication; il n'avait, je pense, jamais été testé dans ces conditions extrêmes. Avant de prendre la route j'eus une brève pensée pour Marie23, qui avait eu, venant de New York, à affronter des difficultés comparables; j'eus également une pensée pour les anciens humains, qui en ces circonstances recommandaient leur âme à Dieu; je regrettai l'absence de Dieu, ou d'une entité du même ordre; j'élevai enfin mon esprit vers l'espérance en l'avènement des Futurs.
Les Futurs, contrairement à nous, ne seront pas des machines, ni même véritablement des êtres séparés. Ils seront un, tout en étant multiples. Rien ne peut nous donner une image exacte de la nature des Futurs. La lumière est une, mais ses rayons sont innombrables. J'ai retrouvé le sens de la Parole; les cadavres et les cendres guideront mes pas, ainsi que le souvenir du bon chien Fox.
Je partis à l'aube, environné par le bruissement multiplié de la fuite des sauvages. Traversant les banlieues en ruines, j'abordai le Grand Espace Gris peu avant midi. Je déposai ma carabine, qui ne m'était plus d'aucune utilité: aucune vie, ni animale ni végétale, n'avait été signalée au-delà de la grande faille. Tout de suite, ma progression s'avéra plus facile que prévu: la couche de cendres n'avait qu'une épaisseur de quelques centimètres, elle recouvrait un sol dur qui avait l'apparence du mâchefer, et où la démarche prenait facilement appui. Le soleil était haut dans un azur immobile, il n'y avait aucune difficulté de terrain, aucun relief qui aurait pu me détourner de mon cap. Progressivement, je glissai tout en marchant dans une rêverie paisible où se mêlaient des images de néo-humains modifiés, plus ténus et plus frêles, presque abstraits, et le souvenir des visions soyeuses, veloutées, que Marie23 avait longtemps auparavant, dans ma vie antérieure, fait naître sur mon écran afin de paraphraser l'absence de Dieu.
Peu avant le coucher du soleil, je fis une halte brève. À l'aide de quelques observations trigonométriques, je pus déterminer la déclivité à environ 1%. Si la pente restait la même jusqu'au bout, la surface des océans était située à vingt-cinq mille mètres en dessous du niveau de la plaque continentale. On n'était, alors, plus très loin de Pasthénosphère; je devais m'attendre à une augmentation sensible de la température au cours des jours suivants.
La chaleur ne devint en réalité pénible qu'une semaine plus tard, en même temps que je commençais à ressentir les premières atteintes de la soif. Le ciel était d'une pureté immuable et d'un bleu de smalt de plus en plus intense, presque sombre. Je me dépouillai, un à un, de mes vêtements; mon sac ne contenait plus que quelques capsules de sels minéraux; j'avais maintenant du mal à les prendre, la sécrétion de salive devenait insuffisante. Physiquement je souffrais, ce qui était une sensation nouvelle pour moi. Entièrement placée sous l'emprise de la nature, la vie des animaux sauvages n'avait été que douleur, avec quelques moments de détente brusque, de bienheureux abrutissement lié à la satisfaction des instincts – alimentaires ou sexuels. La vie des hommes avait été, en gros, semblable, et placée sous la domination de la souffrance, avec de brefs instants de plaisir liés à la conscientisation de l'instinct, devenu désir dans l'espèce humaine. Celle des néo-humains se voulait apaisée, rationnelle, éloignée du plaisir comme de la souffrance, et mon départ était là pour témoigner de son échec. Les Futurs, peut-être, connaîtraient la joie, autre nom du plaisir continué. Je marchais sans répit, toujours au rythme de vingt heures journalières, conscient que ma survie dépendait maintenant d'une banale question de régulation de la pression osmotique, d'équilibre entre ma teneur en sels minéraux et la quantité d'eau que mes cellules avaient pu mettre en réserve. Je n'étais pas, à proprement parler, certain de vouloir vivre, mais l'idée de la mort n'avait aucune consistance. Je percevais mon corps comme un véhicule, mais c'était un véhicule de rien. Je n'avais pas été capable d'accéder à l'Esprit; je continuais, pourtant, à attendre un signe.