Quand la nuit se précise au centre de la ville
Je sors de mon studio, le regard implorant.
Les boulevards charrient des coulées d'or mobile.
Personne ne me regarde, je suis inexistant.
Plus tard je me blottis près de mon téléphone
Je fais des numéros, mais je raccroche à temps.
Une forme est cachée près de l'électrophone;
Elle sourit dans le noir, car elle a tout son temps.
LES IMMATÉRIAUX
Un mélange d'humains…
Un mélange d'humains monstrueux et sans nombre
Gravitait dans les rues. Le ciel était pervers.
J'inventais sans arrêt des nuances de vert.
Devant moi trois caniches, talonnés par leur ombre.
Je veux penser à toi, Arthur Schopenhauer,
Je t'aime et je te vois dans le reflet des vitres,
Le monde est sans issue et je suis un vieux pitre,
Il fait froid. Il fait très froid. Adieu la Terre.
A la fin je sais bien on rentre à la maison.
Le terme est ironique, vous avez bien raison.
C'est vrai je connais mal tous mes colocataires,
Il y a un infirmier et quelques fonctionnaires.
Ils ont beaucoup d'amis, du moins je le suppose;
Je m'approche des murs, j'ai creusé quelque chose.
Ils font le même bruit qu'un troupeau de gorilles;
Je ferme un peu les yeux et je crois voir les grilles.
Le matin vers huit heures je passe devant l'église,
Dans l'autobus 23 des vieillards agonisent
Et la même journée bientôt s'immobilise;
On peut s'interroger sur le sens des Eglises.
Il est des moments dans la vie où l'on a presque l'impression d'entendre l'ironique froufrou du temps qui se dévide,
Et la mort marque des points sur nous.
On s'ennuie un peu, et on accepte de se détourner provisoirement de l'essentiel pour consacrer quelques minutes à l'accomplissement d'une besogne en- nuyeuse et sans joie mais que l'on croyait rapide,
Et puis on se retourne, et l'on s'aperçoit avec écœure- ment que deux heures de plus ont glissé dans le vide,
Le temps n'a pas pitié de nous.
A la fin de certaines journées on a l'impression d'avoir vécu un quart d'heure et naturellement on se met à penser à son âge,
Alors on essaie d'imaginer une ruse une sorte de coup de poker qui nous ferait gagner six mois et le meilleur moyen est encore de noircir une page,
Car sauf à certains moments historiques précis et pour certains individus dont les noms sont écrits dans nos livres,
Le meilleur moyen de gagner la partie contre le temps est encore de renoncer dans une certaine mesure à y vivre.
Le lieu où nos gestes se déroulent et s'inscrivent harmonieusement dans l'espace et suscitent leur propre chronologie,
Le lieu où tous nos êtres dispersés marchent de front et où tout décalage est aboli,
Le lieu magique de l'absolu et de la transcendance,
Où la parole est chant, où la démarche est danse,
N'existe pas sur Terre,
Mais nous marchons vers lui.
Et si nous avons besoin de tant d'amour, à qui la faute?
Si nous ne pouvons radicalement pas nous adapter
A cet univers de transactions généralisées
Que voudraient tant voir adopter
Les psychologues, et tous les autres?
Et si nous avons besoin de tant de rêves, à qui la faute?
Si une fraction non encore déterminée de notre psyché
Ne peut définitivement pas se contenter
D'une harmonieuse gestion de nos pulsions répertoriées
Quatre ou cinq, au maximum?
Et si nous avons besoin de croire à quelque chose
Qui nous dépasse, nous tire en avant, et dans lequel en
même temps on se repose,
Si nous avons besoin d'un bonheur absolument pas quantifiable
D'une force intérieure qui germe en nous et se joue des impondérables
Qui se développe en nous et donne à notre existence une valeur, une utilité et un sens inaliénables,
Si nous avons besoin aussi et en même temps de nous sentir coupables
De nous sentir humiliés et malheureux de ne pas être plus que nous sommes
Si vraiment nous avons besoin de tout cela pour nous sentir des hommes,
Qu'allons-nous faire?
Il est temps de lâcher prise.
Je suis comme un enfant qui n'a plus droit aux larmes,
Conduis-moi au pays où vivent les braves gens
Conduis-moi dans la nuit, entoure-moi d'un charme,
Je voudrais rencontrer des êtres différents.
Je porte au fond de moi une ancienne espérance
Comme ces vieillards noirs, princes dans leur pays,
Qui balaient le métro avec indifférence;
Comme moi ils sont seuls, comme moi ils sourient.
Il est vrai que ce monde…
Il est vrai que ce monde où nous respirons mal
N'inspire plus en nous qu'un dégoût manifeste,
Une envie de s'enfuir sans demander son reste,
Et nous ne lisons plus les titres du journal.
Nous voulons retourner dans l'ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l'aile d'un archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait la vie jusqu'à la dernière heure.
Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l'existence;
Nous ne pouvons plus vivre loin de l'éternité.
Les loups de l'expansion sont entrés dans nos murs
Ils croisent dans le métro les déchets du système
Ils travaillent chez Thomson ou bien chez IBM
Deux mondes se regardent avant la déchirure.
Le cauchemar informatique
Délimite nos espérances.
Enfants d'un rêve technologique,
Nous vivons à longue distance.
Il faudra bien un jour détruire toutes les machines
Pour contempler enfin le visage de l'homme,
Et très peu d'ingénieurs échapperont au pogrom;
Chaque nouveau progrès nous rapproche de la ruine.
Notre agonie télévisée
Est écœurante sans être drôle.
Nous sommes des acteurs fatigués;
Il est temps de changer de rôle.
APRÈS-MIDI BOULEVARD PASTEUR
Je revois les yeux bleus des touristes allemands
Qui parlaient société devant un formidable.
Leurs «Ach so» réfléchis, un peu nerveux pourtant,
Se croisaient dans l'air vif. Ils étaient plusieurs tables.
Sur ma gauche causaient quelques amis chimistes:
Nouvelles perspectives en synthèse organique!
La chimie rend heureux, la poésie rend triste,
Il faudrait arriver à une science unique.
Structure moléculaire, philosophie du moi
Et l'absurde destin des derniers architectes
La société pourrit, se décompose en sectes
Chantons l'alléluia pour le retour du roi!