Oui, énorme et lourdaud, le Cardan faisait une drôle d’impression. A l’époque, le carburant annihilationnel, qui permettait de réduire sensiblement les dimensions des vaisseaux n’existait pas encore. Anton Pétrovitch se rappela les propos du commandant Ramo après son retour sur Terre : « Un calcul précis ? Peut-être. Mais aussi un hasard heureux. J’avais une chance sur mille. Et pourtant, j’ai pris le risque, car, au fond, je n’avais pas le choix. »
Le directeur fut tiré de ses souvenirs par la voix de Stretton, maintenant tempérée et mielleuse.
— Excusez-moi, je vois que je vous ai fatigué.
— Ce n’est rien, dit Anton Pétrovitch, se levant. Vous ne vous êtes même pas assis ?
— L’habitude, savez-vous… A propos, je voulais vous demander si les fusées sont exposées sans carburant ?
— Certainement.
— Ne croyez-vous pas que prendre son carburant au Cardan, c’est comme… — Stretton chercha la comparaison — vider de son sang un cerf blessé.
— Vous avez raison, sourit Anton Pétrovich, compréhensif. Il avait un faible pour le vaisseau du commandant Ramo. D’ailleurs, à titre exceptionnel, nous avons laissé sur le Cardan la réserve de carburant de secours… Ce carburant n’est plus utilisé depuis longtemps.
— Tiens, c’est intéressant.
Stretton sauta sans effort sur l’herbe, évitant la passerelle. « Serait-il champion de saut du Système solaire ? » se demanda Anton Pétrovitch, descendant derrière l’agile ingénieur. Ils se trouvaient maintenant entre les stabilisateurs de la fusée, qui ressemblaient aux puissantes colonnes d’un temple antique.
— Les stabilisateurs ne sont donc pas soudés au socle ? s’étonna Stretton.
— Ce serait inutile, répondit Anton Pétrovitch. Le Cardan est assez équilibré comme ça.
Un groupe d’excursionnistes passa devant la fusée. Le guide, une jeune femme portant l’uniforme gris-bleu des élèves de l’Académie de l’Espace, sourit aimablement aux deux hommes.
Sur le chemin du retour, il commença à pleuvoir. Absorbé par ses pensées, Stretton paraissait ne pas s’en apercevoir.
— Vous ne voulez rien voir d’autre dans le musée ? le questionna Anton Pétrovitch.
— Non, non, répondit distraitement Stretton.
Au loin, à un détour de l’allée, apparut Rob.
— Eh bien, je m’en vais. Il faut que je me dépêche, s’empressa de dire Stretton. Il serra énergiquement la main du directeur (Anton Pétrovitch faillit encore crier de douleur) et, à grandes enjambées, s’élança dans l’allée latérale, vers la sortie.
— Il ne tient pas en place, celui-là, commenta Anton Pétrovitch en suivant du regard la silhouette robuste de Stretton.
…Pendant la nuit un événement extraordinaire se produisit. Une formidable explosion réveilla la ville tout entière. Une lueur d’incendie s’alluma dans le jardin du musée. La station de surveillance des liaisons spatiales enregistra le départ d’une fusée.
Habillé à la hâte, Anton Pétrovitch sauta dans un hélicoptère et se rendit au musée. Son pressentiment ne l’avait pas trompé : le Cardan avait disparu… A la place du piédestal, Anton Pétrovitch découvrit un cratère creusé par les moteurs de la fusée. Tout autour, on voyait des arbres calcinés. Enfin, quelqu’un eut l’idée de brancher l’éclairage fluorescent. Contournant l’immense trou, Anton Pétrovitch buta sur le corps inerte et déformé de Rob.
En réponse à la question du Conseil supérieur de coordination, un radiogramme parvint d’Edimbourg : « Nous avons, effectivement, parmi nos collaborateurs l’ingénieur-constructeur de première classe Georges Stretton. Excellent technicien et scientifique de talent. Il se trouve en ce moment à Clyde, où il dirige un nouveau cycle d’essais des systèmes autocommandés. »
« Se trouve en ce moment à Clyde », répéta, avec un sourire forcé, le président du Conseil. Quel exemple d’erreur grave ! Un écran ovale s’alluma devant le président. On pouvait lire : « Urgent. De la part du dispatcher du cosmoport. » Les caractères fondirent et un jeune visage féminin surgit.
— Evguéni Andrianovitch, la fusée spéciale est prête à atterrir. Secteur deux, aire quatorze…
— Je vous remercie. Dans une demi-heure, nous y serons. Vous pouvez faire chauffer les moteurs.
Le président du Conseil prit un escalier roulant pour gagner la terrasse. La nuit commençait déjà à s’éclaircir. Une pluie fine tombait toujours depuis la veille. Devant la balustrade, Anton Pétrovitch piétinait impatiemment.
— Nous allons au cosmodrome. Vous me donnerez les détails en chemin, dit le président.
La portière du monoplane se referma et le moteur vrombit aussitôt à pleine puissance. Après une brève course, l’appareil décolla vers le ciel couvert.
— Nous serons à Edimbourg dans vingt minutes, dit le pilote.
— Virez directement vers le cosmodrome de Clyde, répondit le président.
La bande serrée de La Manche passa rapidement loin en bas.
En Écosse, c’était le véritable été indien.
Le cosmodrome se trouvait sur un plateau peu élevé, noyé dans la verdure. Les lampes luminescentes et les murs phosphorescents des bâtiments du cosmodrome rivalisaient sans effort avec l’aube qui pointait à peine.
Tout indiquait que la journée allait être claire et ensoleillée.
— Chez l’ingénieur Stretton, dit le président du Conseil au conducteur de la voiture.
La route serpentait à travers les champs. Le blé était déjà rentré. Des machines cybernétiques travaillaient la terre, la préparant pour les prochaines semailles. On ne voyait personne nulle part. L’une des machines, visiblement attirée par la lueur des phares, faillit bondir vers la route, mais un bref ordre radio du conducteur lui fit rebrousser chemin.
— Elle a dû croire que c’était l’agronome qui arrivait, expliqua le conducteur.
Un panneau indiqua : « Clyde ». Des deux côtés de la route filèrent des constructions en coupole. Certaines d’entre elles, bleues, vertes, orange resplendissaient. D’autres étaient dans l’ombre.
La voiture freina brutalement devant une coupole bleue. Dans sa lumière, les bruyères semblaient des plantes d’une autre planète. La porte jaune se découpait nettement sur le fond bleu. Le conducteur l’atteignit le premier et appuya sur le bouton de la sonnette. Personne ne vint ouvrir.
— Georges, appela le conducteur sans forcer la voix.
Il n’eut pour réponse qu’un écho sourd. Le conducteur tambourina contre la porte, mais le plastique étouffait les coups.
— C’est fermé à clé ? demanda Anton Pétrovitch, en essayant de pousser la porte.
— Il n’y a pas de serrures ici, fit le conducteur en hochant la tête.
— On dirait que c’est fermé de l’intérieur, dit le président du Conseil. Un petit effort !
La porte ne tarda pas à céder sous l’assaut conjugué des trois hommes. Il s’avéra qu’elle était bloquée par une massive table de laboratoire.