Rod ne pouvait rien faire pour répondre à toutes ces interrogations. Rien du tout. La situation du Mac-Arthur n’était pas si critique. Renner la contrôlait bien. Mais ni Blaine ni Cargill ne pouvaient quitter leur poste et Rod n’allait sûrement pas envoyer un des officiers subalternes examiner la « chose ».
« C’est terminé ? » La voix de Sally était plaintive. « Tout va bien ?
— Oui. » Rod eut un frisson involontaire en pensant à ce qui aurait pu advenir. « Oui, nous l’avons à bord et nous n’en avons rien découvert d’autre que la dimension. Il refuse de répondre à nos messages. » Mais pourquoi ressentait-il donc cette impression de satisfaction à la pensée que Sally allait devoir attendre comme tout le monde ?
Le Mac-Arthur plongea vers Cal et se catapulta au loin. Il passa si près de l’étoile qu’on enregistra une traînée aérodynamique due à la couronne solaire. Mais la navigation de Renner était parfaite et le champ Langston résista bien. Ils attendirent.
À deux gravités Rod put quitter la passerelle. Il fit un effort pour se lever, s’assit sur un scooter et partit vers la poupe. Les ascenseurs l’emmenèrent vers le « bas » et il s’arrêta à tous les ponts pour noter quels hommes se trouvaient encore à leurs postes malgré leur trop long séjour en condition de combat. Le Mac-Arthur devait être le meilleur vaisseau de la Flotte… et Rod allait s’en assurer !
Quand il rejoignit Kelley, près du sas qui menait au pont-hangar, rien n’avait changé.
« On aperçoit des écoutilles, là, ou quelque chose de ce genre », dit Kelley en indiquant un point de la coque du vaisseau. À la lueur de la torche de son canonnier, Rod vit les débris de ses chaloupes, écrasées contre les cloisons métalliques.
« Et à part cela, rien de nouveau ?
— Rien du tout, commandant. Il est arrivé sur nous et a percuté les ponts comme s’il voulait m’enfoncer dans les murs. Il n’allait pas vite mais il a frappé fort. Puis, plus rien. Mes hommes et moi, les enseignes qui grouillaient dans le coin, personne n’a vu quoi que ce soit, commandant.
— Ce n’est pas plus mal », marmonna Rod. Il prit sa propre torche et en promena le faisceau sur l’énorme cylindre. La moitié supérieure disparaissait dans l’obscurité totale du bouclier.
Il éclaira une rangée de nodules, chacun d’un mètre de diamètre et de trois de long. Il en scruta la surface mais n’y découvrit rien – pas de haubans, ni d’ouverture visible à travers laquelle on aurait pu les ramener à bord. Rien.
« Continuez votre surveillance, Kelley. Constamment. » Le capitaine Rod Blaine retourna à la passerelle sans plus d’informations qu’il n’en possédait auparavant et resta assis à observer ses écrans. Inconsciemment, il caressa la bosse de son nez.
Mais, au nom de Dieu, sur quoi avait-il bien pu mettre la main ?
8. L’extra-terrestre
Blaine se tenait au garde-à-vous devant l’énorme bureau. L’amiral de la Flotte Howland Cranston, commandant en chef des forces de Sa Majesté au-delà du Sac à Charbon, lui lançait un regard furieux par-dessus un bureau de teck rose dont les sculptures exquises auraient fasciné Rod s’il avait eu le loisir de les examiner. L’amiral fourrageait dans une épaisse liasse de documents.
« Vous savez ce que sont ces papiers, capitaine ?
— Non, amiral.
— Des lettres demandant votre renvoi de la Flotte. La moitié de l’université impériale, deux prêtres et un évêque. Le secrétaire de la ligue humanitaire. Tous les cœurs tendres de ce côté du Sac à Charbon veulent votre peau.
— Oui, amiral. » Toute autre réponse semblait inutile. Rod resta rigidement campé, attendant que l’orage passe. Que penserait son père ? Quelqu’un allait-il le comprendre ?
Cranston le regardait à nouveau d’un air menaçant. Ses yeux étaient vides. Son uniforme était froissé. Sur sa poitrine une douzaine de décorations racontait l’histoire d’un homme de commandement qui s’était poussé lui-même sans pitié, en entraînant ses subordonnés, au-delà des limites du possible.
« Et voilà l’homme qui a tiré sur le premier extra-terrestre que la race humaine ait jamais rencontré, dit froidement Cranston. Et qui a détruit son vaisseau. Vous savez que nous n’avons trouvé qu’un seul passager et qu’il était mort ? Panne de conditionnement d’air, peut-être. » Cranston feuilleta la liasse de documents et l’envoya vivement au loin. « Saleté de civils. Ils finissent toujours par essayer d’influencer la Flotte. Ils ne me laissent pas le choix.
Bien. Capitaine Blaine, en ma qualité d’amiral de la Flotte de ce secteur, je confirme votre promotion au grade de capitaine et je vous confie le commandement du croiseur de bataille de Sa Majesté, le Mac-Arthur. Maintenant, asseyez-vous. » Tandis que Rod ébahi cherchait une chaise, Cranston grogna : « Ça leur apprendra. Ah, ils essaient de m’apprendre à diriger mes troupes ? Blaine, vous êtes l’officier le plus verni de la Flotte. Votre promotion aurait de toute façon été confirmée, mais sans ces lettres vous n’auriez jamais conservé votre vaisseau.
— Oui, amiral. » C’était assez vrai, mais ça n’empêchait pas la voix de Rod de prendre un accent de fierté. Et surtout : le Mac-Arthur était à lui… « Amiral ? A-t-on découvert quoi que ce soit au sujet de la sonde spatiale ? Depuis que nous l’avons abandonnée en orbite, j’ai été occupé aux chantiers navals à faire réarmer le Mac-Arthur.
— Nous l’avons ouverte, capitaine. Je ne suis pas sûr de croire à ce qu’on y a trouvé, mais on y a pénétré. Nous y avons découvert ceci. » Il présenta à Rod un agrandissement photographique.
La créature était étendue, sur une table de laboratoire, à côté d’une toise qui en donnait la dimension : 1,24 m de la tête à ce que Rod prit d’abord pour des chaussures, avant de décider que ce devait être des pieds. Ils n’avaient pas d’orteils, mais un liséré de ce qui aurait pu passer pour de la corne en ornait l’avant.
Quant au reste de l’individu, c’était un chaos cauchemardesque. Il avait deux bras minces et droits prolongés par des mains délicates possédant chacune quatre doigts et deux pouces. Du côté gauche, on voyait un bras unique, puissant, pratiquement une massue de chair, plus épais que les deux membres droits réunis. Il se terminait en une main à trois doigts épais, serrés comme un étau.
Invalide ? Mutation ? La créature était symétrique de l’endroit où sa taille aurait pu se trouver, jusqu’aux pieds ; mais au-dessus de la ceinture elle était… différente.
Le torse était court, la musculature bien plus complexe que celle des humains. Rod ne parvenait pas à deviner sous les muscles la structure osseuse de base.
Les bras… Oui, il s’en dégageait une sorte de logique étrange. Les coudes des bras droits étaient trop bien ajustés, comme des engrenages en plastique. L’évolution avait joué. L’extra-terrestre n’était pas un infirme.
La tête était pire.
Il n’y avait pas de cou. Les muscles massifs de l’épaule gauche enveloppaient la tête. Le côté gauche du crâne se fondait dans cette épaule et était plus développé que l’hémisphère droit. Il n’existait pas d’oreille gauche ni d’endroit où en imaginer une. Le côté droit de la tête s’ornait d’une grande oreille membraneuse de lutin, au-dessus d’une épaule étroite qui aurait eu une apparence quasi humaine s’il n’y avait pas eu sa sœur jumelle plus bas et en arrière d’elle.