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Le visage ne ressemblait à rien que Rod connût. D’ailleurs, sur une tête pareille, il n’aurait pas dû y en avoir. Mais deux yeux bridés et symétriques s’ouvraient tout grands, défiant la mort. Très humains, presque orientaux. Et il y avait une bouche inexpressive aux lèvres légèrement entrouvertes, qui révélaient la pointe des dents.

« Alors, il vous plaît ? »

Rod répondit : « Je suis désolé qu’il soit mort. J’aurais eu des millions de questions à lui poser… On n’a trouvé que lui ?

— Oui, à bord, uniquement lui. Mais regardez. »

Cranston effleura un coin de son bureau et découvrit un clavier de contrôle. Les rideaux cachant le mur situé à gauche de Rod s’écartèrent et les lumières s’atténuèrent. Un écran blanc s’illumina.

Soudain des ombres montèrent comme des flèches des bords de l’écran, culbutèrent vers le centre en rétrécissant et disparurent. Cela n’avait duré que quelques secondes.

« Nous avons récupéré ça sur vos caméras de proue, celles qui n’ont pas brûlé. Je vais le repasser au ralenti. »

À nouveau, des silhouettes sombres convergèrent vers le milieu de la surface blanche. On en voyait une demi-douzaine quand l’amiral arrêta le film.

« Alors ?

— Cela ressemble à… à ça, dit Rod en montrant le cliché qu’il tenait encore.

— Bien d’accord. Regardez. » Le projecteur redémarra. Les formes rapetissèrent et disparurent. Non pas comme si elles s’étaient éloignées à l’infini mais comme si elles s’étaient évaporées.

« Ce film montre l’éjection des passagers de la sonde et leur combustion par la voile solaire. Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Rod.

— Rien. L’université vous donnera quarante explications différentes. De toute façon, l’image est floue. Vous avez remarqué combien ils sont distordus ? De tailles et de formes différentes. Pas moyen de savoir s’ils étaient vivants. Un des anthropologues pense que c’était des statues de dieux, jetées par-dessus bord pour les sauver de la profanation. Il a vendu sa théorie à pratiquement tous ses confrères, à part ceux qui soutiennent que le film était défectueux, ou qu’on y voit des mirages causés par le champ Langston, ou que c’est un faux.

— Oui, amiral. » Tout cela n’attirait pas de commentaire et Blaine n’en fit point. Il retourna à son siège et examina à nouveau la photographie. Un million de questions… si seulement le pilote n’avait pas péri…

Après un long silence, l’amiral grogna. « Ouais. Voici un exemplaire du rapport concernant ce que l’on a trouvé à bord de la sonde spatiale. Prenez-le et allez l’étudier ; vous avez rendez-vous avec le vice-roi demain après-midi et il s’attendra à ce que vous soyez au courant. Votre anthropologue a collaboré à la rédaction de ce document. Vous pourrez en discuter avec elle, si vous le voulez. Plus tard, vous pourrez aller voir la sonde. Nous la ramenons ici aujourd’hui même. » Cranston étouffa un petit rire à la surprise de Blaine. « Vous vous demandez pourquoi je vous donne tout ça ? Vous le saurez – Son Altesse a des projets et vous allez en faire partie. On vous tiendra au fait. »

Rod salua et quitta la pièce, abasourdi, le rapport top secret sous le bras.

Ce document était surtout composé de questions.

La plupart des équipements internes de la sonde étaient réparés : des blocs de plastique fondus et soudés, des restes de circuits intégrés, des longueurs de matériaux conducteurs et semi-conducteurs dépareillés, mélangés sans ordre rationnel. Il n’y avait pas trace des haubans, ni des treuils qui auraient dû les enrouler, ni des ouvertures par lesquelles ils auraient dû sortir des trente-deux nodules tapissant l’extrémité de l’astronef. Si ces cordages avaient été monomoléculaires, cela expliquerait leur absence ; quand le canon de Blaine les avait sectionnés, ils avaient dû se désagréger, par quelque réaction chimique. Mais alors comment contrôlait-on la voile ? Était-il possible que l’on ait pu imprimer des mouvements de contraction et de dilatation aux haubans ?

C’était une drôle d’idée mais les mécanismes trouvés intacts étaient tous aussi étranges. Aucune des parties de la sonde n’était standardisée. Deux composants assurant des fonctions presque identiques pouvaient être subtilement ou complètement différents. Les entretoises et les armatures étaient usinées à la main. La sonde était une sculpture autant qu’une machine.

Blaine lut tout cela, secoua la tête et appela Sally qui le rejoignit dans sa cabine.

« Oui j’ai bien écrit ça, dit-elle. Et cela semble la vérité. Chaque écrou et chaque boulon de cet astronef ont été conçus séparément.

C’est moins étonnant si l’on envisage que la sonde a été conçue dans un but religieux. Mais ce n’est pas tout. Vous savez comment marche la redondance ?

— Pour les machines ? Deux trucs qui font le même boulot. Au cas où l’un d’entre eux tombe en panne.

— C’est cela. Eh bien, il semble que les Granéens l’utilisent dans deux sens.

— Les Granéens ? »

Elle haussa les épaules. « Il fallait bien leur donner un nom. Les ingénieurs granéens font bien faire le même travail par deux pièces différentes, mais l’une d’elles assure aussi deux autres fonctions. Certaines des armatures, en plus de leur rôle de structure, sont à la fois des thermostats bimétalliques et des générateurs thermo-électriques. Rod, je comprends à peine les mots employés. Par exemple, les modules : les ingénieurs humains les utilisent, non ?

— Oui, bien sûr, pour les assemblages compliqués.

— Les Granéens, eux, ne s’en servent pas. Tout est d’un seul bloc. Tout influe sur tout. Rod, il y a de fortes chances pour que ces êtres soient plus intelligents que nous. »

Rod siffla. « C’est… effrayant. Attendez un peu. Si c’était le cas, ils posséderaient la propulsion Alderson, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Mais ils connaissent certaines choses que nous ignorons. Il y a des supraconducteurs de biotempérature », dit-elle en prononçant ces mots comme si elle les avait appris par cœur. « Peints sur la sonde en minces bandes. Et il y a ceci. » Elle se pencha par-dessus l’épaule de Blaine pour tourner les pages du rapport. « Là, regardez cette photo. Tous ces petits trous météoritiques.

— Des micrométéorites.

— Peut-être, mais alors tout ce qui dépassait quatre mille microns de diamètre était arrêté par le système de protection contre les météores. Or, personne n’a pu mettre en évidence un tel système. Ces êtres ne connaissent pas le champ Langston ou quoi que ce soit de ce genre.

— Mais…

— Ça devait être la voile. Vous voyez ce que cela implique ? Le pilote automatique nous a attaqués parce qu’il a pris le Mac-Arthur pour un météore.

— Et le pilote ? Pourquoi n’a-t-il pas… ?

— Non. Pour autant qu’on puisse le savoir, l’extra-terrestre était en animation suspendue. Les biosystèmes sont tombés en panne au moment où nous l’avons arraisonné. Nous l’avons tué.

— Vous êtes sûre ? »

Sally acquiesça d’un signe de tête.

« Mince. Après un tel voyage. Je ne peux pas en vouloir à la ligue humanitaire d’exiger qu’on lui apporte ma tête sur un plateau avec du persil dans les oreilles. Oh !… » Rod eut l’air de souffrir.

« Assez, dit doucement Sally.