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Georges aurait dû hériter des domaines et des titres, Rod n’avait rien désiré d’autre qu’une carrière dans la Flotte et la possibilité d’être un jour grand-amiral. Maintenant… moins de dix ans et il devrait prendre sa place au Parlement.

« Vous aurez deux passagers, dit Cziller. Vous avez déjà rencontré l’un d’entre eux. Vous connaissez Dame Sandra Bright Fowler, n’est-ce pas ? La nièce du sénateur Fowler.

— Oui, amiral. Je ne l’avais pas vue depuis des années, mais son oncle dîne assez souvent au manoir Crucis… Et puis je l’ai trouvée dans le camp d’internement. Comment va-t-elle ?

— Pas très bien, dit Cziller, son sourire effacé. Nous la renvoyons chez elle. Je n’ai pas à vous rappeler que vous devez la manier avec douceur. Elle sera à vos côtés jusqu’en Néo-Écosse et, si elle le souhaite, jusqu’à la Capitale. Elle décidera de cela elle-même. Pour votre autre passager, c’est une tout autre affaire. »

Rod se fit plus attentif. Cziller se tourna vers Plekhanov, obtint un hochement de tête et continua : « Son Excellence, Horace Hussein Bury, négociant et magnat, président du conseil d’administration de la Compagnie Impériale d’Autonétique, haut placé dans l’Association Impériale des Marchands. Il vous accompagne jusqu’à Sparta. J’entends par là qu’il reste à bord de votre vaisseau. Vous avez compris ?

— Eh bien, pas tout à fait, amiral », répondit Blaine.

Plekhanov renifla. « Cziller a été assez clair. Nous pensons que Bury se trouvait derrière cette rébellion, mais il n’existe pas assez de preuves pour le coller en détention préventive. Il en appellerait à l’Empereur. Alors nous l’envoyons à Sparta déposer son appel. Comme hôte de la Flotte. Et qui est-ce que j’envoie avec lui, Blaine ? Bury “pèse” des millions. Plus que ça. Combien d’hommes ne se laisseraient pas corrompre si on leur offrait une planète entière ? Bury pourrait faire une telle proposition.

— Je… Oui, amiral, dit Rod.

— N’ayez pas l’air si outré, aboya Plekhanov. Je n’accuse aucun de mes officiers d’être corruptible. Mais le fait est que vous êtes plus riche que Bury. Il ne pourrait même pas vous tenter. C’est la raison principale pour laquelle je vous donne le Mac-Arthur : pour ne pas avoir à m’inquiéter de notre riche ami.

— Je vois. Je vous remercie quand même, amiral. » Et je vous montrerai malgré tout que ce n’est pas une erreur que vous commettez.

Plekhanov hocha la tête comme s’il lisait les pensées de Blaine. « Vous feriez peut-être un bon officier. Bury vous en donne l’occasion. J’ai besoin de Cziller pour m’aider à administrer cette planète. Les rebelles ont tué le gouverneur général.

— Ils ont tué monsieur Haruna ? » Rod était stupéfait. Il se rappelait le vieil homme ridé, qui avait déjà bien plus de cent ans quand il était venu chez Rod… « C’est un vieil ami de mon père.

— Ce n’est pas la seule victime. Ils ont placé les têtes des morts sur des piques, devant le palais du gouvernement. Quelqu’un a pensé que cela ferait combattre les gens plus longtemps. Qu’ainsi ils auraient peur de se rendre. Ils n’ont plus rien à craindre maintenant. Votre marché avec Stone comportait-il d’autres conditions ?

— Oui, amiral. Il devient caduc si Stone refuse de coopérer avec les services secrets. Il doit donner les noms de tous les conspirateurs. »

Plekhanov lança un regard lourd de signification à Cziller. « Mettez vos hommes là-dessus, Bruno. C’est un point de départ.

Bien, Blaine, faites vos réparations et filez. » L’amiral se leva ; l’entretien était terminé. « Vous avez du pain sur la planche, commandant. Allez vous y mettre. »

2. Les passagers

Horace Hussein Chamoum al Shamlan Bury indiqua les derniers articles qu’il emporterait avec lui et renvoya les domestiques. Il savait qu’ils attendraient à l’extérieur de sa suite, prêts à se partager les richesses qu’il laissait derrière lui, mais cela l’amusait de les faire patienter. Ils n’en seraient que plus heureux de le dévaliser.

Quand il fut seul, Bury se versa un grand verre de vin. C’était un breuvage de mauvaise qualité, importé après la fin du blocus, mais il n’y prêta aucune attention. Sur Levant, le vin était officiellement interdit, ce qui voulait dire que les hordes de marchands de vin pouvaient vendre n’importe quel alcool, tant que c’en était, à leurs clients et même aux plus riches d’entre eux comme la famille Bury. Horace Bury n’avait jamais su réellement apprécier les liqueurs coûteuses. Il les achetait pour montrer sa fortune, et pour recevoir ; mais lui-même buvait n’importe quoi. Pour le café, c’était différent.

C’était un homme petit, comme la plupart des habitants de Levant, aux traits sombres et au nez proéminent, aux yeux brûlants et noirs, aux gestes rapides et à l’humeur violente – ce que seuls ses associés les plus intimes soupçonnaient. Seul maintenant, il se permit un froncement de sourcils. Sur son bureau se trouvait un message envoyé par le secrétariat de l’amiral Plekhanov et il lui était aisé de traduire les phrases à la politesse formelle qui l’invitaient à quitter Néo-Chicago et regrettaient qu’aucun transport civil ne soit disponible. La Flotte avait des soupçons et Bury sentit un nœud de rage froide grandir en lui malgré le vin. Il était étrangement calme, pourtant, assis à son bureau à compter sur ses doigts les points marqués dans l’épreuve en cours.

Qu’est-ce que la Flotte pouvait savoir sur lui ? Il y avait les soupçons des services secrets, mais pas de preuves. Il y avait la haine habituelle de la Flotte envers les Marchands Impériaux, exacerbée, pensa-t-il, par le fait que certains des membres de l’état-major étaient des juifs et que tous les juifs haïssent les Levantins. Mais la Flotte ne pouvait pas posséder de preuves réelles, sinon il ne serait pas un invité à bord du Mac-Arthur. Il serait mis aux fers. Cela voulait dire que Jonas Stone gardait encore le silence.

Il devrait le garder. Bury lui avait payé cent mille couronnes et promis bien plus. Mais il n’avait aucune confiance en Stone : deux nuits plus tôt, il avait rencontré certains hommes, dans le bas de la rue Kosciusko et leur avait offert cinquante mille couronnes. Stone ne devrait plus tarder avant d’être à jamais silencieux. Il pourrait toujours raconter ses secrets à sa tombe.

Que restait-il ? se demanda-t-il. Non. Ce qui arrivera arrivera, et gloire soit à Allah… Il grimaça. Ce genre de pensée lui venait naturellement, et il méprisait son propre penchant superstitieux. Que son père loue Allah pour ses bienfaits ; la fortune allait à celui qui ne laissait rien au hasard ! Il avait laissé peu de choses en suspens au cours de ses quatre-vingt-dix années standard de vie.

L’Empire était venu sur Levant dix ans après qu’Horace fut né et, au départ, son influence était restée faible. En ce temps-là, la politique de l’Empire était différente et, quand sa planète s’y était intégrée, elle avait eu droit à une position égale à celle de mondes plus développés. Le père d’Horace Bury avait bientôt compris que l’on pouvait rendre l’impérialisme payant. En devenant un des Impériaux qui gouvernaient la planète, il avait amassé d’immenses richesses : il négociait le droit de solliciter les audiences auprès du gouverneur, et vendait la justice comme d’autres des légumes sur les marchés. Mais toujours prudemment, en laissant toujours les autres affronter la colère des hommes inflexibles des services impériaux.

Son père investissait avec circonspection et il avait utilisé son influence pour qu’Horace Hussein soit éduqué sur Sparta. Il lui avait même donné un nom suggéré par un officier de la Flotte impériale ; ce ne fut que plus tard qu’ils apprirent que le prénom d’Horace était peu commun dans l’Empire et que l’on en riait beaucoup.