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La navette était grande et aux deux tiers vide. Les yeux de Sally se posèrent sur deux petits êtres bruns – Bury et son valet, aucun doute sur qui était qui – et sur quatre autres hommes, plus jeunes, à l’air craintif et apeuré. Ils portaient sur eux les indices de leur origine campagnarde. De nouvelles recrues, pensa Sally.

Elle choisit l’une des places les plus en arrière de la cabine. Elle n’était pas d’humeur à discuter. Adam et Annie la regardèrent d’un air inquiet et prirent deux sièges de l’autre côté du couloir central. Ils comprenaient.

« C’est bon de partir », dit Annie.

Sally ne répondit pas. Elle ne ressentait rien.

Elle était ainsi depuis que les Marines avaient surgi dans le camp d’internement. Il y avait eu de la bonne nourriture, un bain chaud, des vêtements propres et la déférence des gens autour d’elle… Et rien de tout cela ne l’avait touchée. Elle n’avait rien senti. Ces mois de captivité avaient brisé quelque chose en elle. Peut-être à jamais, pensait-elle. Ça l’ennuyait vaguement.

Quand Sally Fowler avait quitté l’université impériale de Sparta avec sa maîtrise d’anthropologie, elle avait persuadé son oncle qu’au lieu de continuer ses études elle devrait voyager à travers l’Empire, examiner des provinces fraîchement conquises et étudier les cultures primitives sur le vif. Elle écrirait même un livre.

« Après tout, avait-elle insisté, que puis-je apprendre ici ? C’est là-bas, au-delà du Sac à Charbon que l’on a besoin de moi. »

Elle s’imaginait effectuant un retour triomphal, avec des publications et des articles savants, prenant place dans la profession, plutôt qu’obligée d’attendre passivement qu’on la marie à un jeune aristocrate. Sally avait bien l’intention de se marier, mais pas avant de pouvoir se présenter devant son élu avec plus que son simple héritage. Elle voulait être quelqu’un par elle-même, pour servir l’Empire d’une autre façon qu’en portant des fils qui iraient se faire tuer dans des vaisseaux de guerre.

À sa grande surprise, son oncle avait été d’accord. Si Sally avait compris les gens autrement qu’à travers la psychologie universitaire, elle aurait su pourquoi. Benjamin Bright Fowler, le frère cadet de son père, n’avait hérité de rien, était devenu leader au Sénat par sa simple habileté et ses tripes. Sans enfant, il considérait la seule survivante de ceux de son frère comme sa fille. Il avait vu assez de jeunes filles dont le seul intérêt était leur ascendance et leur argent. Sally et une camarade de faculté avaient quitté Sparta avec les domestiques de Sally, Annie et Adam, et s’étaient dirigées vers les provinces et l’étude des sociétés humaines primitives que la Flotte Impériale découvrait sans cesse. Certaines planètes n’avaient pas reçu la visite d’un astronef depuis trois cents ans et plus, et les guerres avaient tant réduit leurs populations qu’elles étaient retombées dans la sauvagerie.

Elles étaient sur la route d’une colonie et devaient faire escale à Néo-Chicago pour changer de vaisseau spatial quand la révolution avait éclaté. Dorothée, l’amie de Sally, était ce jour-là hors de la ville et on ne l’avait jamais retrouvée. Les gardes unionistes du comité de salut public avaient arraché Sally de sa suite, à l’hôtel, l’avait dévalisée et jetée en prison.

Pendant les premiers jours, l’ordre avait régné dans le camp. La noblesse impériale, les fonctionnaires et les anciens soldats l’avaient rendu plus sûr que les rues de Néo-Chicago. Mais, jour après jour, on en avait retiré les aristocrates et les ex-officiels et on y avait introduit des criminels de droit commun. Adam et Annie avaient réussi à retrouver Sally. Les autres occupants de sa tente étaient des citoyens de l’Empire, pas des repris de justice. Elle avait survécu aux premiers jours, puis aux semaines et finalement aux mois d’emprisonnement, sous la nuit sans fin du champ Langston de la cité.

Au départ, cela avait été une aventure effrayante, désagréable, mais sans plus. Puis on avait réduit les rations alimentaires, encore et encore, et les prisonniers avaient commencé à jeûner. Vers la fin, tout ordre avait disparu. Les règlements sanitaires n’étaient plus appliqués. Des cadavres émaciés gisaient, empilés près des portails, pendant des jours entiers avant que les fossoyeurs ne viennent les récupérer.

C’était devenu un cauchemar interminable. Son nom avait été porté sur un tableau : le comité de salut public le recherchait. Ses compagnons de captivité avaient juré que Sally Fowler était morte. Et comme les gardes visitaient rarement l’enceinte pénitentiaire, elle avait échappé au sort des autres membres des familles gouvernantes.

Les conditions de vie devenant plus précaires, Sally s’était découvert une nouvelle force intérieure. Elle avait tenté de se poser en exemple aux yeux des autres, dans sa tente. Ils la considéraient comme leur chef, Adam étant son premier ministre. Quand elle pleurait, tout le monde avait peur. Et ainsi, à l’âge de vingt-deux années standard, avec ses vêtements malpropres et déchirés et ses mains rêches et sales, Sally ne pouvait même pas se jeter dans un coin et sangloter. Elle ne pouvait qu’endurer le cauchemar.

Au sein de ce mauvais rêve, étaient arrivées des rumeurs parlant de croiseurs impériaux dans le ciel – au-dessus du dôme sombre – et le bruit courait que les prisonniers seraient massacrés avant que les vaisseaux ne puissent vaincre. Elle avait souri et feint de ne pas croire à cette éventualité. Feint ? Un cauchemar, c’était irréel.

Puis les Marines avaient débarqué, conduits par un grand gaillard couvert de sang avec un bras dans une éclisse et un maintien royal. Le cauchemar avait pris fin et Sally attendait de se réveiller.

Ils l’avaient lavée, nourrie, vêtue. Pourquoi ne s’éveillait-elle pas ? Son âme lui semblait enrobée de coton.

L’accélération se fit lourde sur sa poitrine. Dans la cabine, les ombres étaient tranchées. Les recrues de Néo-Chicago, attroupées près des hublots, bavardaient. On devait être dans l’espace. Mais Adam et Annie observaient Sally avec des yeux inquiets. Ils étaient gras en arrivant à Néo-Chicago. Maintenant la peau de leur visage pendait en replis. Sally savait qu’ils lui avaient donné trop de leur nourriture. Et pourtant, ils semblaient avoir mieux survécu qu’elle.

J’aimerais pleurer, pensa-t-elle. Je le devrais. Pleurer Dorothée. J’attends sans cesse qu’ils m’annoncent qu’on l’a retrouvée. Mais rien ne vient. Elle a disparu du rêve.

Une voix enregistrée dit quelque chose qu’elle ne tenta pas de comprendre.

Puis le poids quitta son corps et elle se mit à flotter. À flotter.

Allaient-ils réellement la laisser partir ?

Elle se tourna vivement vers le hublot. Néo-Chicago brillait comme n’importe quel monde de type terrestre, sa topographie insondable. Les océans et les terres scintillant, tous les tons de bleu éclaboussés par le givre blanc des nuages. Rapetissant. Et, au fur et à mesure que la planète s’éloignait, Sally se cachait le visage. Personne ne devait voir ce sourire sauvage. À cet instant, elle aurait pu ordonner que l’on rase Néo-Chicago jusqu’à ses fondations.

Après la revue de détail, Rod dirigea le Culte divin sur le pont-hangar. Ils venaient d’achever le dernier hymne quand l’enseigne de veille annonça l’arrivée à bord des passagers. Blaine regarda l’équipage retourner au travail. Il n’y aurait plus de dimanche de repos tant que son vaisseau ne serait pas en condition de combat. Peu importe ce que disait la tradition militaire sur les dimanches passés en orbite. Blaine écouta les hommes qui le croisaient, cherchant les indices d’une rancune. Mais il n’entendit que des conversations innocentes et pas plus de récriminations que la normale.