– Vous n'êtes pas venu m'emmerder chez moi pour me faire part de votre prose révolutionnaire ou de votre soif de justice sociale ?
– Prose révolutionnaire ? Là, vous vous méprenez, il n'y a pas plus conservateur que moi. Justice, en revanche, vous m'honorez.
– Allez aux faits, Ivory, vous commencez à sérieusement m'ennuyer.
– J'ai un marché à vous proposer, quelque chose de juste, comme vous le dites. Je vous échange la clé de la cellule où vous pourriez finir vos jours si je postais au Daily News ou à l'Observer le dossier que je détiens sur vous, contre la liberté d'une jeune archéologue. Vous voyez maintenant de quoi je veux parler ?
– Quel dossier ? Et de quel droit venez-vous me menacer jusqu'ici ?
– Trafic d'influence, prise illégale d'intérêt, financements occultes à la Chambre des députés, conflits d'intérêts dans vos diverses sociétés, abus de biens sociaux, évasion fiscale, vous êtes un phénomène, mon vieux, rien ne vous arrête, même commanditer l'assassinat d'un scientifique ne vous pose aucun problème. Quel genre de poison a utilisé votre tueur à gages pour vous débarrasser d'Adrian, et comment le lui a-t-il inoculé ? Dans une boisson consommée à l'aéroport, dans le verre qu'on lui a servi avant le décollage ? Ou s'agit-il d'un poison de contact ? Une légère piqûre pendant la fouille au moment de franchir la sécurité ? Vous pouvez me le dire, maintenant, je suis curieux de le savoir !
– Vous êtes ridicule, mon pauvre vieux.
– Embolie pulmonaire à bord d'un long-courrier en partance pour la Chine. Le titre est un peu long pour un polar, surtout que le crime est loin d'être parfait !
– Vos accusations gratuites et infondées ne me font ni chaud ni froid, fichez le camp d'ici avant que je vous fasse mettre dehors.
– De nos jours, la presse écrite n'a plus le temps de vérifier ses informations, la rigueur éditoriale d'antan se consume sur l'autel des titres à gros tirages. On ne peut pas les blâmer, la concurrence est rude à l'heure d'Internet. Un lord comme vous, mis sur la sellette, ça doit sacrément faire vendre ! Ne croyez pas qu'en raison de votre âge vous ne verriez pas l'aboutissement des travaux d'une commission d'enquête. Le vrai pouvoir n'est plus dans les prétoires, ni dans les assemblées, les journaux alimentent les procès, fournissent les preuves, font témoigner les victimes ; les juges n'ont plus qu'à prononcer la sentence. Quant aux relations, on ne peut plus compter sur personne. Aucune autorité ne prendrait le risque de se compromettre, surtout pour l'un de ses membres. Trop peur de la gangrène. La justice est indépendante désormais, n'est-ce pas là toute la noblesse de nos démocraties ? Regardez ce financier américain responsable de la plus grande escroquerie du siècle, en deux, trois mois, tout était réglé.
– Qu'est-ce que vous me voulez, bon sang ?
– Mais vous n'écoutez pas ? Je viens de vous le dire, usez de votre pouvoir pour faire libérer cette archéologue. J'aurai de mon côté la bonté de taire aux autres ce que vous avez manigancé contre elle et son ami, pauvre fou ! Si je révélais que non content d'avoir tenté de l'assassiner vous l'avez fait emprisonner, vous seriez viré du conseil et remplacé par quelqu'un de plus respectable.
– Vous êtes totalement ridicule et j'ignore de quoi vous parlez.
– Alors il ne me reste plus qu'à vous saluer, Sir Ashton. Puis-je encore abuser de votre générosité ? Si votre chauffeur pouvait me raccompagner, au moins jusqu'à une gare ; ce n'est pas que je craigne la marche, mais, s'il m'arrivait quelque chose en chemin alors que je suis venu vous rendre visite, cela serait du plus mauvais effet.
– Ma voiture est à votre disposition, faites-vous reconduire où bon vous semblera, partez d'ici !
– C'est très généreux de votre part, ce qui m'incite à l'être moi aussi. Je vous laisse réfléchir jusqu'à ce soir, je suis descendu au Dorchester, n'hésitez pas à m'y appeler. Les documents confiés ce matin à mon messager ne seront portés à leurs destinataires que demain, à moins que je ne le fasse rappeler d'ici là, bien entendu. Je vous assure qu'au vu de ce que l'on peut y découvrir, ma requête est plus que raisonnable.
– Si vous croyez pouvoir me faire chanter de façon aussi grossière, vous commettez une grave erreur.
– Qui parle de chantage ? Je ne tire aucun profit personnel de ce petit marché. Belle journée, n'est-ce pas ? Je vous laisse en profiter pleinement.
Ivory reprit son bagage et retraversa seul le couloir qui menait à la porte d'entrée. Le chauffeur grillait une cigarette près de la roseraie, il se précipita vers la berline et ouvrit la portière à son passager.
– Finissez de fumer tranquillement, mon ami, lui dit Ivory en le saluant, j'ai tout mon temps.
Depuis la fenêtre de son bureau, Sir Ashton regarda Ivory monter à l'arrière de sa Jaguar et fulmina alors qu'elle s'éloignait dans l'allée. Une porte dérobée dans la bibliothèque s'ouvrit et un homme entra dans la pièce.
– J'en ai le souffle coupé, je dois vous avouer que je ne m'attendais pas à cela.
– Ce vieux con est venu me menacer chez moi, mais pour qui se prend-il ?
L'invité de Sir Ashton ne répondit pas.
– Quoi ? Qu'est-ce que vous avez à faire cette tête ? Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ! tempêta Sir Ashton. Si cette chose sénile ose m'accuser publiquement de quoi que ce soit, un bataillon d'avocats l'écorchera vif, je n'ai strictement rien à me reprocher. Vous me croyez, j'espère ?
L'invité de Sir Ashton prit un carafon en cristal et se servit un grand verre de porto qu'il but d'un trait.
– Vous allez dire quelque chose, oui ou merde ? s'emporta Sir Ashton.
– À choisir, je préférerais vous dire merde, au moins notre amitié n'en souffrirait que quelques jours, quelques semaines tout au plus.
– Foutez-moi le camp, Vackeers, sortez d'ici, vous et votre arrogance.
– Je vous assure qu'il n'y en avait aucune. Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive, à votre place je ne sous-estimerais pas Ivory ; comme vous l'avez dit, il est un peu fou, ce qui le rend d'autant plus dangereux.
Et Vackeers se retira sans rien ajouter.
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Londres, hôtel Dorchester, milieu de soirée
Le téléphone sonna, Ivory ouvrit les yeux et regarda l'heure à la pendule posée sur la cheminée. La conversation fut brève. Il attendit quelques instants avant de passer à son tour un appel, depuis son téléphone mobile.
– Je voulais vous remercier. Il a appelé, je viens de raccrocher ; vous avez été d'une aide précieuse.
– Je n'ai pas fait grand-chose.
– Si, bien au contraire. Que diriez-vous d'une partie d'échecs ? À Amsterdam, chez vous, jeudi prochain, vous êtes partant ?
Une fois sa conversation terminée avec Vackeers, Ivory passa un dernier appel. Walter écouta attentivement les instructions qu'il lui donnait et ne manqua pas de le féliciter pour ce coup de maître.
– Ne vous faites pas trop d'illusions, Walter, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Même si nous réussissions à faire rentrer Keira, elle ne serait pas pour autant hors de danger. Sir Ashton ne renoncera pas, je l'ai violemment bousculé, et sur son terrain de surcroît, mais je n'avais pas le choix. Croyez-en mon expérience, il prendra sa revanche dès qu'il en aura l'occasion. Surtout que cela reste entre nous, inutile d'inquiéter Adrian pour l'instant, qu'il ne sache rien sur ce qui l'a conduit à l'hôpital.
– Et, en ce qui concerne Keira, comment dois-je lui présenter les choses ?
– Inventez, composez, dites que cela vient de vous.
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