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Dix heures d'avion sans fermer l'œil, il faut que je dorme avant de prendre la route. Quelques instants d'inconscience, c'est tout ce que je demande, un moment d'abandon où je ne verrai plus défiler ce que nous avons vécu ici.

Tu es là ?

Tu m'avais posé cette question à travers la porte de la salle de bains, c'était il y a quelques mois. Je n'entends plus aujourd'hui que le clapotis des gouttes d'eau qui fuient d'une robinetterie usée et claquent contre la faïence d'un lavabo défraîchi.

Je repousse la chaise, enfile un pardessus et quitte l'hôtel. Un taxi me dépose dans le parc de Jingshan. Je traverse la roseraie et emprunte le pont de pierre qui enjambe un bassin.

Je suis heureuse d'être ici.

Je l'étais aussi. Si seulement j'avais su vers quel destin nous nous précipitions, inconscients, épris de découvertes. Si l'on pouvait figer le temps, je l'arrêterais à ce moment précis. Si l'on pouvait revenir en arrière, c'est là que je retournerais...

Je suis revenu à l'endroit où j'avais formé ce vœu, devant ce rosier blanc, dans une allée du parc de Jingshan. Mais le temps ne s'est pas arrêté.

J'entre dans la Cité interdite par la porte nord et me dirige à travers les allées, avec quelques souvenirs de toi pour seuls guides.

Je cherche un banc de pierre près d'un grand arbre, un récif singulier où, il n'y a pas si longtemps, avait pris place un couple de très vieux Chinois. Peut-être qu'en les retrouvant je connaîtrais un certain apaisement, j'avais cru lire dans leur sourire la promesse d'un avenir pour nous deux ; peut-être riaient-ils simplement du sort qui nous attendait.

J'ai fini par trouver ce banc, inoccupé. Je m'y suis allongé. Les branches d'un saule se balancent dans le vent et leur danse indolente me berce. Les yeux fermés, ton visage m'apparaît intact et je m'endors.

Un policier me réveille, me priant de quitter les lieux. La nuit tombe, les visiteurs ne sont plus les bienvenus.

De retour à l'hôtel, je retrouve ma chambre. Les lumières de la ville repoussent l'obscurité. J'ai arraché la couverture du lit, l'ai étendue à même le sol et m'y suis blotti. Les phares des voitures dessinent de drôles de motifs au plafond. À quoi bon perdre davantage de temps, je ne dormirai plus.

J'ai pris mon bagage, réglé ma note à la réception et récupéré mon véhicule dans le parking.

Le GPS de bord m'indique la direction de Xi'an. À l'approche des villes industrielles, la nuit s'efface et reparaît dans la noirceur des campagnes.

Je me suis arrêté à Shijiazhuang pour faire un plein de carburant, sans acheter de nourriture. Tu m'aurais traité de lâche, tu n'aurais peut-être pas eu tort, mais je n'ai pas faim alors pourquoi tenter le diable.

Cent kilomètres plus tard, je repère le petit village abandonné au sommet d'une colline. J'emprunte le chemin cabossé, décidé à aller y regarder le soleil se lever sur la vallée. On dit que les lieux conservent la mémoire des instants vécus par ceux qui s'y sont aimés, c'est peut-être une lubie, mais j'ai besoin d'y croire ce matin-là.

Je parcours les ruelles fantômes et dépasse l'abreuvoir de la place principale. La coupe que tu avais trouvée dans les ruines du temple confucéen a disparu. Tu l'avais prédit, quelqu'un l'a emportée et a dû en faire ce que bon lui semblait.

Je m'assieds sur un rocher au bord de la falaise et je guette le jour, il est immense ; puis je reprends la route.

La traversée de Linfen est aussi nauséabonde qu'au cours du premier voyage, un nuage de pollution âcre me brûle la gorge. Je prends dans ma poche le morceau d'étoffe avec lequel tu nous avais confectionné des masques de fortune. Je l'ai retrouvé dans les affaires que l'on m'a réexpédiées en Grèce ; nulle trace de ton parfum n'y subsiste, mais en le posant sur ma bouche, je revois chacun de tes gestes.

En traversant Linfen tu t'étais plainte :

C'est infernal cette odeur...

... mais tout t'était prétexte à râler. À présent, je voudrais encore entendre tes reproches.

C'est alors que nous passions par ici que tu t'étais piqué le doigt en fouillant ton bagage et avais découvert un micro caché dans ton sac. J'aurais dû prendre, ce soir-là, la décision de rebrousser chemin ; nous n'étions pas préparés à ce qui nous attendait, nous n'étions pas des aventuriers, seulement deux scientifiques qui se comportaient comme des gamins inconscients.

La visibilité est toujours aussi mauvaise, et il me faut chasser ces mauvaises pensées pour me concentrer sur la route.

Je me souviens, en sortant de Linfen, je m'étais rangé sur le bas-côté et m'étais contenté de me débarrasser du micro, sans me soucier du danger qu'il représentait, seulement préoccupé par cette intrusion dans notre intimité. C'était là que je t'avais fait l'aveu que je te désirais, là que je m'étais refusé à te dire tout ce que j'aimais en toi, par pudeur plus que par jeu.

Je me rapproche de l'endroit où l'accident s'est produit, là où des assassins nous ont poussés dans un ravin, et mes mains tremblent.

Tu devrais le laisser nous doubler.

La moiteur perle à mon front.

Ralentis, Adrian, je t'en supplie.

Les yeux me piquent.

Ce n'est pas possible, ils en ont après nous.

Tu es attachée ?

Et tu avais répondu oui à cette question en forme d'injonction. Le premier choc nous avait projetés en avant. Je revois tes doigts serrer la dragonne, si fort que tes phalanges en ont pâli. Combien de coups de pare-chocs avons-nous reçus avant que les roues ne viennent heurter le parapet, avant que nous ne glissions dans l'abîme ?

Je t'ai embrassée alors que les eaux de la Rivière Jaune nous submergeaient, j'ai plongé mes yeux dans les tiens alors que nous nous noyions, je suis resté avec toi jusqu'au dernier instant, mon amour.

Les lacets s'enchaînent, à chaque virage je m'efforce de contrôler des gestes trop nerveux, de ramener la voiture dans le droit chemin. Ai-je dépassé l'embranchement où un petit sentier mène jusqu'au monastère ? Depuis mon départ pour la Chine ce lieu occupe toutes mes pensées. Le lama qui nous y avait accueillis est ma seule connaissance en ces terres étrangères. Qui, sinon lui, pourra me fournir une piste pour te retrouver, me donner une information qui viendra conforter le mince espoir que tu sois en vie ? Une photo de toi avec une cicatrice au front, ce n'est pas grand-chose, un petit bout de papier que je sors de ma poche cent fois par jour. Je reconnais sur ma droite l'entrée du chemin. J'ai freiné trop tard, la voiture dérape et je fais marche arrière.

Les roues du 4 × 4 s'enfoncent dans la boue automnale. Il a plu toute la nuit. Je me range à l'entrée d'un sous-bois et continue à pied. Si mes souvenirs sont intacts, je traverserai un gué et grimperai le flanc d'une seconde colline ; au sommet, j'apercevrai alors le toit du monastère.

Il m'a fallu une petite heure de marche pour y arriver. En cette saison, le ruisseau est plus haut et le franchir n'a pas été une mince affaire. De grosses pierres rondes dépassaient à peine des eaux tumultueuses, leur surface était glissante. Si tu m'avais vu en équilibre dans cette position peu élégante, je devine que tu te serais moquée de moi.

Cette pensée me donne le courage de continuer.

La terre grasse colle sous mes pas et j'ai la sensation de reculer plus que d'avancer. Bien des efforts sont nécessaires pour atteindre le sommet. Trempé, boueux, je dois avoir l'apparence d'un vagabond et je m'interroge sur l'accueil que me réserveront les trois moines qui viennent à ma rencontre.