– Si j'ai fait quelque chose qui vous a déplu, réglons ça une fois pour toutes.
Walter me regarda longuement et partit sans un mot s'isoler dans la salle de bains. J'avais beau tambouriner à la porte, il refusait de m'ouvrir. Il réapparut quelques minutes plus tard en pyjama, me prévenant que, si les motifs à carreaux provoquaient le moindre sarcasme de ma part, j'irais dormir sur le palier, puis il se glissa dans les draps et éteignit la lumière sans me souhaiter bonsoir.
– Walter, dis-je dans le noir, qu'est-ce que j'ai fait, qu'est-ce qui se passe ?
– Il se passe que, par moments, vous aider devient pesant.
Le silence s'installa à nouveau et je me rendis compte que je ne l'avais pas beaucoup remercié pour tout le mal qu'il s'était donné ces derniers temps. Cette ingratitude l'avait certainement blessé et je m'en excusai. Walter me répondit qu'il se fichait bien de mes excuses. Mais si je trouvais le moyen, ajouta-t-il, de nous faire pardonner notre conduite inadmissible, à l'hôpital, à l'égard de ma mère, et surtout de ma tante, il m'en serait reconnaissant. Sur ce, il se retourna et se tut.
Je rallumai la lumière et me redressai dans le lit.
– Quoi encore ? demanda Walter.
– Vous avez vraiment le béguin pour Elena ?
– Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ? Vous ne pensez qu'à Keira, vous ne vous souciez que de votre propre histoire, il n'y en a jamais que pour vous. Quand ce ne sont pas vos recherches et vos stupides fragments, c'est votre santé ; quand ce n'est plus votre santé, c'est de votre archéologue qu'il s'agit et, à chaque fois, on appelle le bon Walter à la rescousse. Walter par-ci, Walter par-là, mais si j'essaie de me confier à vous, vous m'envoyez sur les roses. N'allez pas me dire maintenant que mes émois vous intéressent, alors que la seule fois où j'ai voulu m'ouvrir à vous, vous vous êtes moqué de moi !
– Je vous assure que ce n'était pas mon intention.
– Eh bien, c'est raté ! On peut dormir maintenant ?
– Non, pas tant que nous n'aurons pas fini cette discussion.
– Mais quelle discussion ? s'emporta Walter, il n'y a que vous qui parlez.
– Walter, vous êtes réellement épris de ma tante ?
– Je suis contrarié de l'avoir contrariée en vous aidant à quitter ainsi l'hôpital, cela vous va comme réponse ?
Je me frottai le menton et réfléchis quelques instants.
– Si je m'arrangeais pour vous disculper totalement et vous faire pardonner, vous cesseriez de m'en vouloir ?
– Faites-le, nous verrons bien !
– Je m'en occupe dès demain, à la première heure.
Les traits de Walter s'étaient détendus, j'eus même droit à un petit sourire et il se retourna en éteignant la lumière.
Cinq minutes plus tard, il ralluma et se redressa d'un bond sur le lit.
– Pourquoi ne pas s'excuser ce soir ?
– Vous voulez que j'appelle Elena à cette heure-ci ?
– Il n'est que 10 heures. Je vous ai obtenu un visa pour la Chine en deux jours, vous pourriez bien m'obtenir le pardon de votre tante en un soir, non ?
Je me relevai et appelai ma mère. J'écoutai ses remontrances durant un bon quart d'heure, sans pouvoir placer un mot. Quand elle fut à court de vocabulaire, je lui demandai si, quelles que soient les circonstances, elle ne serait pas allée chercher mon père au bout du monde s'il avait été en danger. Je l'entendis réfléchir. Nul besoin de la voir pour savoir qu'elle souriait. Elle me souhaita bon voyage et me pria de ne pas m'attarder en route. Pendant mon séjour en Chine, elle préparerait quelques plats dignes de ce nom pour accueillir Keira à notre retour.
Elle allait raccrocher quand je repensai à la raison de mon appel, et je lui demandai de me passer Elena. Ma tante s'était déjà retirée dans la chambre d'amis, mais je suppliai ma mère d'aller l'appeler.
Elena avait trouvé notre évasion follement romantique. Walter était un ami rare pour avoir pris autant de risques. Elle me fit promettre de ne jamais répéter à ma mère ce qu'elle venait de me dire.
Je rejoignis Walter qui faisait les cent pas dans la salle de bains.
– Alors ? me dit-il, inquiet.
– Alors, je crois que ce week-end, pendant que je volerai pour Pékin, vous pourrez naviguer vers Hydra. Ma tante vous attendra à dîner sur le port, je vous conseille de lui commander une moussaka, c'est son péché mignon, mais cela reste entre nous, je ne vous ai rien dit.
Sur ce, épuisé, j'éteignis la lumière.
Le vendredi de cette même semaine, Walter m'accompagna à l'aéroport. L'avion décolla à l'heure. Alors que l'appareil s'élevait dans le ciel d'Athènes, je regardai la mer Égée s'effacer sous les ailes et j'éprouvai une étrange sensation de déjà-vu. Dans dix heures, j'arriverais en Chine...
*
* *
Pékin
Dès les formalités douanières réglées, je repris un vol en correspondance pour Chengdu.
J'y étais attendu à l'aéroport par un jeune traducteur dépêché par les autorités chinoises. Il me conduisit à travers la ville jusqu'au palais de justice. Assis sur un banc inconfortable, je passai de longues heures à attendre que le juge en charge du dossier de Keira veuille bien me recevoir. Chaque fois que je piquais du nez – je n'avais pas fermé l'œil depuis une vingtaine d'heures – mon accompagnateur me donnait un coup de coude ; chaque fois je le voyais soupirer pour me faire comprendre qu'il trouvait inacceptable ma conduite en ces lieux. En fin d'après-midi, la porte devant laquelle nous patientions s'ouvrit enfin. Un homme de forte corpulence sortit du bureau, une pile de dossiers sous le bras, sans m'accorder la moindre attention. Je me levai d'un bond et lui courus après, au grand dam de mon traducteur qui ramassa ses affaires à la hâte et se précipita derrière moi.
Le juge s'arrêta pour me toiser, comme si j'étais un animal étrange. Je lui expliquai le but de ma visite, il était convenu que je lui présente le passeport de Keira pour qu'il invalide le jugement prononcé à son encontre et signe sa levée d'écrou. Le traducteur officiait du mieux possible, sa voix mal assurée trahissait combien il redoutait l'autorité de celui à qui je m'adressais. Le juge était impatient. Je n'avais pas rendez-vous et il n'avait pas de temps à me consacrer. Il partait le lendemain à Pékin, où il avait été muté, et il avait encore beaucoup de travail.
Je lui barrai le passage et, la fatigue n'aidant pas, je perdis un peu mon calme.
– Vous avez besoin d'être cruel et indifférent pour vous faire respecter ? Rendre la justice ne vous suffit pas ? demandai-je au juge.
Mon traducteur changea de couleur. Sa pâleur était inquiétante, il bafouilla, refusa catégoriquement de traduire mes propos et m'entraîna à l'écart.
– Vous avez perdu la raison ? Savez-vous à qui vous vous adressez ? Si je traduis ce que vous venez de dire, c'est nous qui dormirons ce soir en prison.
Je me fichais bien de ces mises en garde, je le repoussai et repartis en courant vers le juge qui nous avait faussé compagnie. À nouveau, je me plaçai devant son chemin.
– Ce soir, quand vous déboucherez une bonne bouteille de champagne pour célébrer votre promotion, dites à votre épouse que vous êtes devenu un personnage si puissant, si important, que le sort d'une innocente n'a plus de raison de venir inquiéter votre conscience. Pendant que vous vous régalerez de petits-fours, ayez une pensée pour vos enfants, parlez-leur du sens de l'honneur, de la morale, de la respectabilité, du monde que leur père leur léguera, un monde où des femmes innocentes peuvent croupir en prison parce que des juges ont mieux à faire que de rendre la justice, dites tout cela de ma part à votre famille, j'aurai l'impression de participer un peu à la fête, et Keira aussi !