Cette fois, mon traducteur me tira de force, me suppliant de me taire. Pendant qu'il me sermonnait, le juge nous regarda et s'adressa enfin à moi.
– Je parle couramment votre langue, j'ai étudié à Oxford. Votre traducteur n'a pas tort, vous manquez certainement d'éducation, mais non d'un certain toupet.
Le juge regarda sa montre.
– Donnez-moi ce passeport et attendez ici, je vais m'occuper de vous.
Je lui tendis le document qu'il m'arracha des mains avant de repartir d'un pas pressé vers son bureau. Cinq minutes plus tard, deux policiers surgissaient dans mon dos ; j'eus à peine le temps de me rendre compte de leur présence que j'étais menotté et emmené manu militari. Mon traducteur, dans tous ses états, me suivit, jurant de prévenir mon ambassade dès le lendemain. Les policiers lui ordonnèrent de s'éloigner, j'échouai à bord d'une fourgonnette où l'on m'avait poussé sans ménagement. Trois heures d'une route cahoteuse, et j'arrivai dans la cour de la prison de Garther qui n'avait rien des grandeurs du monastère que j'avais imaginé dans mes pires cauchemars.
On me confisqua mon sac, ma montre, la ceinture de mon pantalon. Libéré de mes menottes, je fus conduit sous bonne escorte jusqu'à une cellule où je fis la connaissance de mon codétenu. Il devait avoir une bonne soixantaine d'années, totalement édenté, pas l'ombre d'un chicot sur ses mâchoires. J'aurais bien voulu savoir quel crime il avait commis pour être enfermé ici, mais la conversation s'annonçait difficile. Il occupait la couchette supérieure, je pris donc celle du bas, ce qui m'était égal, jusqu'à ce que je voie un rat bien gras se balader dans le couloir. J'ignorais le sort qui m'était réservé, mais Keira et moi étions réunis dans ce bâtiment et cette pensée me permit de tenir bon dans cet établissement, dont la seule étoile était rouge et cousue sur la casquette des matons.
Une heure plus tard, on ouvrit la porte, je suivis mon compagnon de cellule, emboîtant le pas à une longue file de prisonniers, qui descendaient en rythme l'escalier menant au réfectoire. Nous arrivâmes dans une immense salle où la pâleur de ma peau fit sensation. Les taulards attablés m'observèrent, j'imaginais le pire, mais après s'être amusés de moi, chacun d'eux replongea le nez dans son assiette. Le bouillon, où flottaient du riz et un rogaton de viande, m'invita au régime, sans regret. Profitant que toutes les têtes étaient baissées, je regardai vers la longue grille nous séparant de la partie du réfectoire où dînaient les femmes. Mon cœur se mit à battre plus fort, Keira devait se trouver quelque part au milieu des rangées de prisonnières qui soupaient à quelques mètres de nous. Comment la prévenir de ma présence sans me faire repérer par les gardes ? Parler était interdit, mon voisin de table avait fait les frais d'un coup de badine sur la nuque pour avoir demandé à son voisin de lui passer la salière. J'envisageai la punition dont j'hériterais, mais, n'y tenant plus, je me dressai d'un bond, criai « Keira » au beau milieu du réfectoire et me rassis aussitôt.
Plus un tintement de couverts, plus un bruit de mastication. Les matons scrutèrent la salle, sans bouger. Aucun d'eux n'avait réussi à localiser celui qui avait osé enfreindre la règle. Ce silence de plomb dura quelques instants et j'entendis soudain une voix familière appeler « Adrian ».
Tous les prisonniers tournèrent la tête vers les prisonnières et toutes les prisonnières regardèrent en direction des prisonniers, même les gardiens et gardiennes firent de même ; de chaque côté de la grande salle, on s'observait.
Je me levai, avançai vers la grille, toi aussi. De table en table, nous marchions l'un vers l'autre, dans le plus grand silence.
Les gardes étaient si stupéfaits qu'aucun ne bougea.
Les prisonniers crièrent « Keira » en chœur, les prisonnières leur répondirent « Adrian » à l'unisson.
Tu n'étais plus qu'à quelques mètres. Tu avais une mine de papier, tu pleurais, moi aussi. Nous nous approchâmes de la grille, si forts de cet instant tant attendu qu'aucun de nous ne se souciait du bâton qui guettait. Nos mains se joignirent à travers les barreaux, nos doigts enlacés, je collai mon visage à la grille et ta bouche se posa sur la mienne. Je t'ai dit « Je t'aime » dans la cantine d'une prison chinoise, tu as murmuré que tu m'aimais aussi. Et puis tu m'as demandé ce que je faisais là. Je venais te libérer. « Depuis l'intérieur de la prison ? » m'as-tu répondu. Il est vrai que, sous l'empire de l'émotion, je n'avais pas réfléchi à ce détail. Je n'ai pas eu le temps d'y penser, un coup derrière la cuisse me fit plier les genoux, un second sur les reins me plaqua au sol. On t'emmena de force, tu hurlais mon nom ; on m'emmena, je hurlais le tien.
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Hydra
Walter s'excusa auprès d'Elena, les circonstances étaient particulières, il n'aurait jamais laissé son portable allumé s'il n'attendait sous peu des informations de Chine. Elena le supplia de prendre cet appel. Walter se leva et s'éloigna de la terrasse du restaurant, faisant quelques pas vers le port. Ivory venait aux nouvelles.
– Non, monsieur, toujours rien. Son avion s'est posé à Pékin, c'est déjà ça ! Si mes calculs sont exacts, à l'heure qu'il est, il a dû rencontrer le juge et je l'imagine en route vers la prison, peut-être même sont-ils déjà réunis. Laissons-les tous les deux profiter d'une intimité méritée. Vous imaginez combien ils doivent être heureux de s'être retrouvés ! Je vous promets de vous téléphoner dès qu'il m'aura contacté.
Walter raccrocha et retourna à table.
– Hélas, dit-il à Elena, ce n'était qu'un collègue de l'Académie qui avait besoin d'une information.
Ils reprirent leur conversation devant le dessert qu'Elena leur avait commandé.
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Prison de Garther
Mon insolence au cours du repas m'avait attiré la sympathie de mes codétenus. Alors que je retournais dans ma cellule, encadré par deux gardes, j'eus droit à quelques tapes amicales des prisonniers qui regagnaient leurs quartiers. Mon voisin de geôle m'offrit une cigarette, ce qui devait représenter, ici, un cadeau d'une grande valeur. Je l'allumai de bonne grâce, mais, souvenir d'une infection pulmonaire récente, je fus saisi d'une quinte de toux, ce qui fit beaucoup rigoler mon nouveau camarade.
La planche de bois qui servait de literie était recouverte d'une paillasse à peine plus épaisse qu'une couverture. La douleur des coups de bâton se raviva à son contact, mais j'étais si fatigué qu'à peine allongé je m'endormis. J'avais revu Keira et son visage m'accompagna au long de cette nuit sordide.
Le matin suivant, nous fûmes réveillés par un gong qui résonna dans toute l'enceinte de la prison. Mon codétenu descendit de sa couchette. Il enfila son pantalon et ses chaussettes accrochées au montant du lit.
Un gardien ouvrit la porte de notre cellule, mon voisin prit sa gamelle et sortit dans le couloir ; le garde m'ordonna de ne pas bouger. Je compris que mon comportement de la veille m'avait interdit de cantine. La tristesse m'envahit, j'avais compté les heures pour revoir Keira au réfectoire, il me faudrait attendre.
La matinée passant, je m'inquiétai de la punition qui lui était réservée. Elle était déjà si pâle... et me voilà, moi l'athée, à genou devant mon lit, priant le bon Dieu comme un enfant, pour que Keira ait échappé au cachot.
J'entendis les voix des prisonniers dans la cour. Ce devait être l'heure de la promenade. J'en étais privé. Je restai là, rongé d'inquiétude quant au sort de Keira. Je grimpai sur un tabouret pour me hisser à la hauteur de la lucarne, espérant la voir. Les détenus marchaient en rangs, avançant vers un préau. En équilibre sur la pointe des pieds, j'ai glissé, et me suis retrouvé par terre ; le temps de me relever, la cour était vide.