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Maman nous accueillit dans sa maison. C'est la première fois que je t'ai vue intimidée. Elle nous trouvait à tous deux des mines épouvantables. Elle nous prépara un repas léger sur la terrasse. Tante Elena avait choisi de rester au village, pour nous laisser seuls tous les trois. Une fois à table, maman te harcela de questions, j'avais beau lui faire les gros yeux pour qu'elle te laisse en paix, rien n'y fit. Tu te prêtas au jeu et lui répondis de bonne grâce. J'eus une nouvelle quinte de toux qui mit un terme à la soirée. Maman nous conduisit jusqu'à ma chambre. Les draps sentaient bon la lavande, nous nous endormîmes en entendant le ressac de la mer contre les falaises.

Au petit matin, tu te levas sur la pointe des pieds. Ton séjour en prison t'avait fait perdre l'habitude des grasses matinées. Je t'entendis quitter la chambre, mais je me sentais trop faible pour te suivre. Tu parlais avec ma mère dans la cuisine, vous aviez l'air de bien vous entendre, je me rendormis aussitôt.

J'appris plus tard que Walter avait débarqué sur l'île en fin de matinée.

Elena l'avait appelé la veille pour le prévenir de notre arrivée et il avait aussitôt pris l'avion. Il me confia un jour qu'à force d'allers-retours entre Londres et Hydra, mes péripéties avaient sérieusement entamé ses économies.

En début d'après-midi, Walter, Elena, Keira et ma mère entrèrent dans ma chambre. Ils avaient tous la mine décomposée en me regardant terrassé sur mon lit, brûlant de fièvre. Ma mère m'appliqua sur le front une compresse trempée dans une décoction de feuilles d'eucalyptus. L'un de ses vieux remèdes qui ne suffirait pas à vaincre le mal qui me gagnait. Quelques heures plus tard, je reçus la visite d'une femme que je ne pensais jamais revoir, mais Walter avait l'habitude de tout noter et le numéro de téléphone d'une doctoresse, pilote à ses heures, était venu se glisser dans les pages de son petit carnet noir. Le Dr Sophie Schwartz s'assit sur mon lit et prit ma main.

– Cette fois hélas vous ne jouez pas la comédie, vous avez une température de cheval, mon pauvre ami.

Elle écouta mes poumons et diagnostiqua aussitôt une rechute de l'infection pulmonaire dont ma mère lui avait parlé. Elle aurait préféré qu'on m'évacue sur-le-champ à Athènes mais la météo ne le permettait pas. Une tempête se levait, la mer était démontée et même son petit avion ne redécollerait pas. De toute façon, je n'étais pas en état de voyager.

– À la guerre comme à la guerre, dit-elle à Keira, il faudra composer avec les moyens du bord.

La tempête dura trois jours. Soixante-douze heures durant lesquelles le Meltem souffla sur l'île. Le vent puissant des Cyclades faisait plier les arbres, la maison craquait et le toit perdit quelques tuiles. Depuis ma chambre, j'entendais les vagues se fracasser contre les falaises.

Maman avait installé Keira dans la chambre d'amis, mais dès que les lumières s'éteignaient, Keira venait me rejoindre et se couchait près de moi. Pendant les rares moments de repos qu'elle s'octroyait, la doctoresse prenait la relève et me veillait. Bravant sa peur, Walter grimpait la colline à dos d'âne deux fois par jour pour me rendre visite. Je le voyais entrer dans ma chambre, trempé des pieds à la tête. Il s'asseyait sur une chaise et me racontait combien il bénissait cette tempête. La maison d'hôtes où il avait pris ses habitudes avait vu une partie de sa toiture arrachée. Elena s'était aussitôt proposée de l'héberger. J'étais furieux d'avoir gâché les premiers instants de Keira sur l'île, mais leur présence à tous me fit prendre conscience que ma solitude des hauts plateaux d'Atacama appartenait désormais à un passé révolu.

Au quatrième jour, le Meltem se calma et la fièvre s'en alla avec lui.

*

*     *

Amsterdam

Vackeers relisait un courrier. On frappa deux petits coups à la porte ; n'attendant aucune visite, il ouvrit machinalement le tiroir de son bureau et y glissa la main. Ivory entra, la mine sombre.

– Vous auriez pu me faire savoir que vous étiez en ville, j'aurais envoyé une voiture vous chercher à l'aéroport.

– J'ai pris le Thalys, j'avais de la lecture en retard.

– Je n'ai rien fait préparer à dîner, reprit Vackeers en refermant discrètement le tiroir.

– Je vois que vous êtes toujours aussi serein, souffla Ivory.

– Je reçois peu de visites au palais et encore moins sans en avoir été prévenu. Allons souper, nous irons jouer ensuite.

– Je ne suis pas venu pour croiser le fer aux échecs, mais pour vous parler.

– Quel ton sérieux ! Vous avez l'air bien préoccupé, mon ami.

– Pardonnez-moi d'arriver ainsi sans m'être annoncé, mais j'avais mes raisons et je souhaiterais m'en entretenir avec vous.

– Je connais une table discrète dans un restaurant, non loin d'ici ; je vous y emmène, nous discuterons en marchant.

Vackeers enfila sa gabardine. Ils traversèrent la grande salle du palais de Dam ; en passant sur le gigantesque planisphère gravé dans le sol en marbre, Ivory s'arrêta pour regarder la carte du monde dessinée sous ses pieds.

– Les recherches vont reprendre, dit-il solennellement à son ami.

– Ne me dites pas que vous en êtes surpris, il me semble que vous avez tout fait pour cela.

– J'espère ne pas avoir à le regretter.

– Pourquoi cet air sinistre ? Je ne vous reconnais pas, vous d'ordinaire si heureux de bousculer l'ordre établi. Vous allez provoquer une belle pagaille, vous devriez être aux anges. Je me demande d'ailleurs ce qui vous motive le plus dans cette aventure, découvrir la vérité sur l'origine du monde ou prendre votre revanche sur certaines personnes qui vous ont blessé dans le passé ?

– J'imagine qu'au début c'était un peu des deux, mais je ne suis plus seul dans cette quête et ceux que j'ai impliqués ont risqué leur vie et la risquent encore.

– Et cela vous effraie ? Alors vous avez pris un sacré coup de vieux ces derniers temps.

– Je ne suis pas effrayé mais confronté à un dilemme.

– Ce n'est pas que ce somptueux hall me déplaise, mon cher, mais je trouve que nos voix y résonnent un peu trop pour une conversation de ce genre. Sortons, si vous le voulez bien.

Vackeers avança vers l'extrémité ouest de la salle jusqu'à une porte dérobée dans le mur en pierre et descendit un escalier conduisant aux sous-sols du palais de Dam. Il guida Ivory le long des passerelles en bois qui surplombaient le canal souterrain. L'endroit était humide, la marche parfois glissante.

– Faites attention où vous mettez les pieds, je ne voudrais pas que vous tombiez dans cette eau sale et froide. Suivez-moi, poursuivit Vackeers en allumant une lampe torche.

Ils passèrent devant le madrier où un rivet commandait un mécanisme que Vackeers actionnait quand il voulait rejoindre la salle informatique. Il ne s'y arrêta pas et poursuivit son chemin.

– Voilà, dit-il à Ivory, encore quelques pas et nous aboutirons dans une courette. Je ne sais pas si on a pu vous voir entrer dans le palais, mais soyez assuré que personne ne vous verra en ressortir.

– Quel étrange labyrinthe, je ne m'y ferai jamais.

– Nous aurions pu prendre le passage vers la Nouvelle Église, mais il est encore plus humide et nous aurions eu les pieds trempés.

Vackeers poussa une porte, quelques marches, et ils se retrouvèrent à l'air libre. Un vent glacial les saisit, Ivory releva le col de son manteau. Les deux vieux amis remontèrent à pied Hoogstraat, la rue qui longe le canal.

– Alors, qu'est-ce qui vous inquiète ? reprit Vackeers.

– Mes deux protégés se sont retrouvés.

– C'est plutôt une bonne nouvelle. Après le coup pendable que nous avons joué à Sir Ashton, nous devrions fêter l'événement au lieu d'afficher ces mines d'enterrement.