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Il s'approcha de moi et ouvrit la vitrine, me présentant le précieux objet.

Sphère armillaire

– Il s'agit d'un des plus beaux ouvrages sortis des ateliers flamands du XVI e siècle. Plusieurs constructeurs portèrent le nom d'Arsenius. Ils n'ont fabriqué que des astrolabes et des sphères armillaires. Gauthier était un parent du mathématicien Gemma Frisius dont l'un des traités publié à Anvers en 1553 contient le plus ancien exposé des principes de la triangulation, et une méthode de détermination des longitudes. Ce que vous regardez est vraiment une pièce rarissime, son prix est en conséquence.

– C'est-à-dire ?

– Inestimable, s'il s'agissait de l'original bien sûr, reprit l'antiquaire en rangeant l'astrolabe dans sa vitrine. Hélas celui-ci n'est qu'une copie, probablement réalisée vers la fin du XVIII e siècle par un riche marchand hollandais soucieux d'impressionner son entourage. Je m'ennuie, dit l'antiquaire en soupirant, accepteriez-vous une tasse de café ? Cela fait si longtemps que je n'ai pas eu le plaisir de parler avec un astrophysicien.

– Comment connaissez-vous mon métier ? demandai-je, stupéfait.

– Peu de gens savent manipuler avec autant d'aisance ce genre d'instrument, et vous n'avez pas la tête d'un marchand, alors pas besoin d'être très perspicace pour deviner ce que vous faites. Quel type d'objet êtes-vous venu chercher dans ma boutique ? J'ai quelques pièces dont les prix sont beaucoup plus raisonnables.

– Je vais probablement vous décevoir mais je ne m'intéresse qu'aux vieux boîtiers d'appareils photo.

– Quelle étrange idée, mais il n'est jamais trop tard pour commencer une nouvelle collection ; tenez, laissez-moi vous présenter quelque chose qui va vous passionner, j'en suis certain.

Le vieil antiquaire se dirigea vers une bibliothèque dont il sortit un gros ouvrage relié en cuir. Il le posa sur son bureau, ajusta ses lunettes et tourna les pages avec d'infinies précautions.

– Voilà, dit-il, regardez, ceci est le dessin d'une sphère armillaire remarquablement fabriquée. Nous la devons à Erasmus Habermel, constructeur d'instruments de mathématiques de l'empereur Rodolphe II.

Je me penchai sur la gravure et découvris avec surprise une reproduction qui ressemblait à ce que Keira et moi avions découvert sous la patte d'un lion en pierre en haut du mont Hua Shan. Je m'assis sur la chaise que me tendait l'antiquaire et étudiai de plus près cet étonnant dessin.

– Voyez, me dit l'antiquaire en se penchant par-dessus mon épaule, comme la précision de ce travail est stupéfiante. Ce qui m'a toujours fasciné avec les sphères armillaires, ajouta-t-il, ce n'est pas tant qu'elles permettent d'établir une position des astres dans le ciel à un instant donné, mais plutôt ce qu'elles ne nous montrent pas et que nous devinons pourtant.

Je relevai la tête de son précieux livre et le regardai, curieux de ce qu'il allait me dire.

– Le vide et son ami le temps ! conclut-il, joyeux. Quelle étrange notion que le vide. Le vide est empli de choses qui nous sont invisibles. Quant au temps qui passe et qui change tout, il modifie la course des étoiles, berce le cosmos d'un mouvement permanent. C'est lui qui anime la gigantesque araignée de la vie qui se promène sur la toile de l'Univers. Intrigante dimension que ce temps dont nous ignorons tout, vous ne trouvez pas ? Vous m'êtes sympathique avec votre air étonné d'un rien, je vous laisse cet ouvrage au prix qu'il m'a coûté.

L'antiquaire se pencha à mon oreille pour me souffler la somme qu'il espérait pour son livre. Keira me manquait, j'ai acheté le livre.

– Revenez me voir, me dit l'antiquaire en me raccompagnant sur le pas de sa porte, j'ai d'autres merveilles à vous montrer, vous ne perdrez pas votre temps, je vous l'assure, dit-il gaiement.

Il referma à clé derrière moi et je le vis, par-delà la vitrine, disparaître dans son arrière-boutique.

Je me retrouvai dans la rue avec ce gros livre sous le bras, me demandant bien pourquoi je l'avais acheté. Mon portable vibra dans ma poche. Je décrochai et entendis la voix de Keira. Elle me proposait de la retrouver un peu plus tard chez Jeanne qui se réjouissait de nous accueillir pour la soirée et pour la nuit. Je dormirais sur le canapé du salon tandis que les deux sœurs partageraient le lit. Et comme si ce programme ne suffisait pas à embellir ma fin de journée, elle m'annonça qu'elle allait rendre visite à Max. L'atelier de l'imprimeur n'était pas loin de chez Jeanne, à pied elle y serait en dix minutes. Elle ajouta qu'elle avait vraiment à cœur de vérifier quelque chose avec lui et me promit de m'appeler aussitôt que cela serait fait.

Je suis resté de marbre, lui ai dit que je me réjouissais du dîner qui nous attendait et nous avons raccroché.

À l'angle de la rue des Lions-Saint-Paul, je ne savais ni que faire, ni où aller.

Combien de fois ai-je rouspété de devoir grappiller les minutes, de ne jamais pouvoir m'octroyer un instant de loisir. En cette fin d'après-midi, marchant le long des quais de la Seine, j'avais l'étrange et désagréable sensation d'être pris entre deux moments de la journée qui refusaient de se conjuguer. Les flâneurs doivent savoir comment faire. J'en ai vu souvent, installés sur des bancs, lisant ou rêvassant, je les ai aperçus au détour d'un parc ou d'un square, sans jamais m'interroger sur leur sort. J'aurais bien envoyé un message à Keira mais je me l'interdisais. Walter me l'aurait fortement déconseillé. J'aurais voulu la rejoindre à l'imprimerie de Max. De là, nous aurions pu nous rendre ensemble chez Jeanne, lui acheter des fleurs en chemin. Voilà exactement ce dont je rêvais alors que mes pas m'entraînaient vers l'île Saint-Louis. Ce rêve, aussi simple fût-il à réaliser, aurait certainement été mal interprété. Keira m'aurait accusé d'être jaloux, et ce n'est pas mon genre, enfin...

J'allai m'installer sous la banne d'un petit bistrot situé à l'angle de la rue des Deux-Ponts. J'ouvris mon livre et me plongeai dans la lecture en guettant ma montre. Un taxi s'arrêta devant moi, un homme en descendit. Il portait un imperméable et tenait un petit bagage à la main. Il s'éloigna d'un pas pressé sur le quai d'Orléans. J'étais certain d'avoir déjà vu son visage, sans pour autant me souvenir dans quelles circonstances. Sa silhouette disparut derrière une porte cochère.

*

*     *

Keira s'était assise à l'angle du bureau

.

– Le fauteuil est plus confortable, dit Max en relevant les yeux du document qu'il étudiait.

– J'ai perdu l'habitude du moelleux ces derniers mois.

– Tu as vraiment passé trois mois en prison ?

– Je te l'ai déjà dit, Max. Concentre-toi sur ce texte et dis-moi ce que tu en penses.

– Je pense que depuis que tu fréquentes ce type qui, soi-disant, n'était qu'un collègue, ta vie ne ressemble plus à rien. Je ne comprends même pas que tu continues à le voir après ce qui t'est arrivé. Enfin merde, il a ruiné tes recherches, sans parler de la dotation que tu avais obtenue pour tes travaux. Ce genre de cadeau ne se représente pas deux fois. Et toi tu as l'air de trouver tout cela normal.

– Max, pour les leçons de morale j'ai une sœur professionnelle en la matière ; je t'assure qu'en y mettant le meilleur de toi-même, tu ne lui arriverais pas à la cheville. Alors ne perds pas ton temps. Que penses-tu de ma théorie ?

– Et si je te réponds, qu'est-ce que tu feras ? Tu iras en Crète sonder la Méditerranée, tu nageras jusqu'en Syrie ? Tu fais n'importe quoi, tu agis n'importe comment. Tu aurais pu y laisser ta peau, en Chine, tu es totalement inconsciente.

– Oui, totalement, mais comme tu le vois ma peau va bien ; enfin, je ne dis pas qu'un peu de crème...

– Ne sois pas insolente, s'il te plaît.