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– Mmm, mon Max, j'aime bien quand tu reprends ce ton professoral avec moi. Je crois que c'est ce qui me séduisait le plus quand j'étais ton élève, mais je ne suis plus ton élève. Tu ne sais rien d'Adrian, et tu ignores tout du voyage que nous avons entrepris, alors si le petit service que je te demande te coûte trop, ce n'est pas grave, rends-moi ce papier et je te laisse.

– Regarde-moi droit dans les yeux et explique-moi en quoi ce texte va t'aider d'une façon quelconque dans les recherches que tu mènes depuis tant d'années ?

– Dis-moi, Max, tu n'étais pas professeur d'archéologie ? Combien d'années avais-tu consacrées à devenir chercheur, puis enseignant avant de devenir imprimeur ? Tu peux me regarder droit dans les yeux et m'expliquer en quoi ton nouveau métier a un quelconque rapport avec ce que tu as accompli dans le passé ? La vie est pleine d'imprévus, Max. Je me suis fait débarquer deux fois de ma vallée de l'Omo, peut-être était-il temps que je me pose des questions sur mon avenir.

– Tu t'es entichée de ce type à ce point-là pour dire des âneries pareilles ?

– Ce type, comme tu dis, est peut-être bourré de défauts, il est distrait, parfois lunaire, gauche comme ce n'est pas permis, mais il a quelque chose que je n'ai jamais connu avant. Il m'entraîne, Max. Depuis que je le connais ma vie ne ressemble en effet plus à rien, il me fait rire, il me touche, me provoque, et il me rassure.

– Alors c'est encore pire que je ne le pensais. Tu l'aimes.

– Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit.

– Tu l'as dit, et si tu ne t'en rends pas compte c'est que tu es sotte à en crever.

Keira se leva du bureau et avança vers la verrière qui surplombait l'imprimerie. Elle regarda les rotatrices entraînant les longs rouleaux de papier dans un rythme effréné. Le staccato des plieuses résonnait jusqu'à la mezzanine. Elles s'arrêtèrent et le silence se fit dans l'atelier qui fermait.

– Ça te perturbe ? reprit Max. Et ta belle liberté ?

– Est-ce que tu peux étudier ce texte, oui ou non ? murmura-t-elle.

– Je m'y suis penché cent fois sur ton texte, depuis ta dernière visite. C'était ma façon de penser à toi en ton absence.

– Max, je t'en prie.

– De quoi ? d'avoir encore des sentiments pour toi ? Qu'est-ce que ça peut bien te faire, c'est mon problème, pas le tien.

Keira se dirigea vers la porte du bureau ; elle tourna la poignée et se retourna.

– Reste ici, andouille ! ordonna Max. Viens te rasseoir sur le coin de mon bureau, je vais te dire ce que j'en pense de ta théorie. Je me suis peut-être trompé. L'idée que l'élève surpasse son professeur ne me plaît pas beaucoup, mais je n'avais qu'à continuer d'enseigner. Il est possible que dans ton texte, le mot « apogée » ait pu se confondre avec « hypogée », ce qui en change le sens évidemment. Les hypogées sont ces sépultures, ancêtres des tombeaux, érigées par les Égyptiens et les Chinois, à une différence près : s'il s'agit aussi de chambres funéraires auxquelles on accède par un couloir, les hypogées sont construits sous la terre et non au cœur d'une pyramide ou d'un quelconque édifice. Je ne t'apprends peut-être rien en te disant cela, mais il y a au moins une chose qui collerait dans cette interprétation. Ce manuscrit en guèze date probablement du IVe ou Ve millénaire avant notre ère. Ce qui nous place en pleine protohistoire, en pleine naissance des peuples asianiques.

– Mais les Sémites qui seraient à l'origine du texte en guèze n'appartenaient pas aux peuples asianiques. Enfin, si mes souvenirs de fac sont encore bons.

– Tu étais plus attentive en cours que je ne le supposais ! Non, en effet, leur langue était afro-asiatique, apparentée à celle des Berbères et des Égyptiens. Ils sont apparus dans le désert de Syrie au VIe millénaire avant Jésus-Christ. Mais ils se sont certainement côtoyés, les uns pouvant rapporter l'histoire des autres. Ceux qui t'intéressent, dans le cadre de ta théorie, appartiennent à un peuple dont je vous ai peu parlé en cours, les Pélasges des Hypogées. Au début du IVe millénaire, des Pélasges partis de Grèce vinrent s'installer en Italie du Sud. On les retrouve en Sardaigne. Ils poursuivirent leur route jusqu'en Anatolie, d'où ils prirent la mer pour aller fonder une nouvelle civilisation sur les îles et côtes de la Méditerranée. Rien ne prouve qu'ils n'aient pas continué leur traversée vers l'Égypte en passant par la Crète. Ce que j'essaie de te dire, c'est que les Sémites ou leurs ancêtres ont très bien pu relater dans ce texte un événement qui appartient à l'histoire des Pélasges des Hypogées.

– Tu crois que l'un de ces Pélasges aurait pu remonter le Nil, jusqu'au Nil Bleu ?

– Jusqu'en Éthiopie ? J'en doute ; quoi qu'il en soit, un pareil voyage ne pourrait être l'œuvre d'un seul, mais d'un groupe. Sur deux ou trois générations, ce périple aurait pu être mené à son terme. Cela étant, je pencherais plutôt pour qu'il ait été accompli dans l'autre sens, depuis la source jusqu'au delta. Quelqu'un a peut-être apporté ton mystérieux objet aux Pélasges. Il faut que tu m'en dises plus, Keira, si tu veux vraiment que je t'aide.

Keira se mit à parcourir la pièce de long en large.

– Il y a de cela quatre cents millions d'années, cinq fragments constituaient un unique objet dont les propriétés sont stupéfiantes.

– Ce qui est ridicule, Keira, reconnais-le. Aucun être vivant n'était suffisamment évolué pour façonner une quelconque matière. Tu sais bien, comme moi, que c'est impossible ! s'insurgea Max.

– Si Galilée avait prétendu qu'on enverrait un jour un radiotélescope aux confins de notre système solaire, on l'aurait brûlé vif avant qu'il ait terminé sa phrase, si Ader avait prétendu qu'on marcherait sur la Lune, on aurait réduit son aéronef en allumettes avant qu'il ait quitté le sol. Il y a encore vingt ans, tout le monde affirmait que Lucy était notre plus vieille ancêtre et si tu avais émis l'idée à cette époque que la mère de l'humanité avait dix millions d'années, on t'aurait viré de ton poste à la fac !

– Il y a vingt ans, j'y étudiais encore !

– Bref, si je devais énoncer toutes les choses déclarées impossibles et devenues réalités, il faudrait que nous passions plusieurs nuits ensemble pour en faire la liste.

– Une seule me comblerait déjà de bonheur...

– Tu es grossier, Max ! Ce dont je suis certaine, c'est que quatre ou cinq mille ans avant notre ère, quelqu'un a découvert cet objet. Pour des raisons que je ne m'explique pas encore, sauf peut-être la peur que suscitèrent ses propriétés, celui ou ceux qui le trouvèrent décidèrent, à défaut de pouvoir le détruire, d'en séparer les morceaux. Et c'est bien ce que semble nous révéler la première ligne du manuscrit.

J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue...

– Sans vouloir t'interrompre, « table des mémoires » fait très probablement référence à une connaissance, un savoir. Si je me prête à ton jeu, je te dirai qu'on a peut-être dissocié cet objet pour que chacun de ses fragments porte une information, aux confins du monde.

– Possible, mais ce n'est pas ce que suggère la fin du document. Pour en avoir le cœur net, reste à savoir où ces fragments ont été dispersés. Nous en possédons deux, un troisième a été trouvé, mais il y en a encore d'autres. Maintenant écoute, Max, je n'ai cessé de penser à ce texte en guèze pendant mon séjour en prison, plus précisément à un mot contenu dans la deuxième partie de la phrase : « confié aux magistères des colonies ». Selon toi, qui sont ces magistères ?

– Des érudits. Probablement des chefs de tribus. Le magistère est un maître, si tu préfères.

– Tu as été mon magistère ? demanda Keira sur un ton ironique.

– Quelque chose comme ça, oui.