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Tu as déplié la lettre et tu me l'as lue, peut-être pour me montrer que depuis hier, tu n'avais plus rien à me cacher.

Keira,

J'ai tristement vécu ta visite à l'imprimerie. Je crois que depuis que nous nous sommes revus aux Tuileries, les sentiments que je croyais éteints se sont à nouveau ravivés.

Je ne t'ai jamais dit combien notre séparation fut douloureuse, combien j'ai souffert de ton départ, de tes silences, de ton absence, peut-être plus encore de te savoir heureuse, insouciante de ce que nous avons été. Mais il fallait se rendre à l'évidence, si tu es une femme dont la seule présence suffit à donner plus de bonheur qu'un homme ne peut en espérer, ton égoïsme et tes absences laissent à jamais un vide. J'ai fini par comprendre qu'il est vain de vouloir te retenir, personne ne le peut ; tu aimes sincèrement, mais tu n'aimes qu'un temps. Quelques saisons de bonheur c'est déjà bien, même si le temps des cicatrices est long pour ceux que tu délaisses.

Je préfère que nous ne nous revoyions plus. Ne me donne pas de tes nouvelles, ne viens pas me rendre visite quand tu passes à Paris. Ce n'est pas ton ancien professeur qui te l'ordonne, mais l'ami qui te le demande.

J'ai beaucoup réfléchi à notre conversation. Tu étais une élève insupportable, mais je te l'ai déjà dit, tu as de l'instinct, une qualité précieuse dans ton métier. Je suis fier du parcours que tu as accompli, même si je n'y suis pour rien, n'importe quel professeur aurait détecté le potentiel de l'archéologue que tu es devenue. La théorie que tu m'as exposée n'est pas impossible, j'ai même envie d'y croire et tu approches peut-être d'une vérité dont le sens nous échappe encore. Suis la voie des Pélasges des Hypogées, qui sait si elle te mènera quelque part.

Dès que tu as quitté mon atelier, je suis rentré chez moi, j'ai rouvert des livres fermés depuis des années, ressorti mes cahiers archivés, parcouru mes notes. Tu sais combien je suis maniaque, comme tout est classé et ordonné dans mon bureau où nous avons passé de si beaux moments. J'ai retrouvé dans un carnet la trace d'un homme dont les recherches pourraient t'être utiles. Il a consacré sa vie à étudier les grandes migrations des peuples, a écrit de nombreux textes sur les Asianiques, même s'il n'en a publié que très peu, se contentant de donner des conférences dans quelques salles obscures, dont l'une où je me suis trouvé il y a longtemps. Lui aussi avait des idées novatrices sur les voyages entrepris par les premières civilisations du bassin méditerranéen. Il comptait bon nombre de détracteurs, mais dans notre domaine, qui n'en a pas ? Il y a tant de jalousie chez nos confrères. Cet homme dont je te parle est un grand érudit, j'ai pour lui un infini respect. Va le voir, Keira. J'ai appris qu'il s'était retiré à Yell, une petite île de l'archipel des Shetland à la pointe nord de l'Écosse. Il paraît qu'il y vit reclus et refuse de parler de ses travaux à quiconque, c'est un homme blessé ; mais peut-être que ton charme réussira à le faire sortir de sa tanière et à le faire parler.

Cette fameuse découverte à laquelle tu aspires depuis toujours, celle que tu rêves de baptiser de ton prénom, est peut-être enfin à ta portée. J'ai confiance en toi, tu arriveras à tes fins.

Bonne chance.

Max

Keira replia la lettre et la rangea dans son enveloppe. Elle se leva, déposa la vaisselle de son petit déjeuner dans l'évier et ouvrit le robinet.

– Tu veux que je te prépare un café ? demanda-t-elle en me tournant le dos.

Je ne répondis pas.

– Je suis désolée, Adrian.

– Que cet homme soit encore amoureux de toi ?

– Non, de ce qu'il dit de moi.

– Tu te reconnais dans la femme qu'il décrit ?

– Je ne sais pas, peut-être plus maintenant, mais sa sincérité me dit qu'il doit y avoir un fond de vérité.

– Ce qu'il te reproche c'est de trouver moins difficile de faire du mal à celui qui t'aime que d'écorner ton image.

– Toi aussi tu penses que je suis une égoïste ?

– Je ne suis pas celui qui a écrit cette lettre. Mais poursuivre sa vie en se disant que puisque l'on va bien l'autre ira bien aussi, que tout n'est qu'une question de temps, est peut-être lâche. Ce n'est pas à toi l'anthropologue que je vais expliquer le merveilleux instinct de survie de l'homme.

– Le cynisme te va mal.

– Je suis anglais, j'imagine que c'est dans mes gènes. Changeons de sujet, si tu veux bien. Je vais marcher jusqu'à l'agence de voyages, j'ai envie de prendre l'air. Tu veux aller à Yell, n'est-ce pas ?

Keira décida de m'accompagner. Le départ était fixé au lendemain. Nous ferions escale à Glasgow avant d'atterrir à Sumburgh sur l'île principale de l'archipel des Shetland. Un ferry nous conduirait ensuite à Yell.

Nos billets en poche, nous sommes allés faire un tour sur King's Road. J'ai mes habitudes dans le quartier, j'aime remonter cette grande avenue commerçante jusqu'à Sydney Street pour aller me promener ensuite dans les allées du Chelsea Farmer's Market. C'est là que nous avions donné rendez-vous à Walter. Cette longue promenade m'avait mis en appétit.

Après avoir scrupuleusement étudié le menu et passé commande d'un hamburger à deux étages, Walter se pencha à mon oreille.

– L'Académie m'a remis un chèque pour vous, l'équivalent de six mois de solde.

– En quel honneur ? demandai-je.

– Ça c'est la mauvaise nouvelle. Compte tenu de vos absences répétées, votre poste ne sera plus qu'honoraire, vous n'êtes plus titularisé.

– Je suis viré ?

– Non, pas exactement, j'ai plaidé votre cause du mieux que j'ai pu, mais nous sommes en pleine période de restrictions budgétaires et le conseil d'administration a été sommé de supprimer toutes les dépenses inutiles.

– Dois-je en conclure qu'aux yeux du conseil je suis une dépense inutile ?

– Adrian, les administrateurs ne connaissent même pas votre visage, vous n'avez pratiquement pas mis les pieds à l'Académie depuis votre retour du Chili, il faut les comprendre.

Walter afficha une mine encore plus sombre.

– Quoi encore ?

– Il faut que vous libériez votre bureau, on m'a demandé de vous faire renvoyer vos affaires chez vous, quelqu'un doit l'occuper dès la semaine prochaine.

– Ils ont déjà recruté mon remplaçant ?

– Non, ce n'est pas exactement cela, disons qu'ils ont attribué la classe qui vous était destinée à l'un de vos collègues dont l'assiduité est sans faille ; il a besoin d'un lieu où préparer ses cours, corriger ses copies, recevoir ses élèves... Votre bureau lui convient parfaitement.

– Puis-je savoir qui est ce charmant collègue qui me met à la porte pendant que j'ai le dos tourné ?

– Vous ne le connaissez pas, il n'est à l'Académie que depuis trois ans.

Je compris à la dernière phrase de Walter que l'administration me faisait payer aujourd'hui la liberté dont j'avais abusé. Walter était mortifié, Keira évitait mon regard. Je pris le chèque, bien décidé à l'encaisser dès aujourd'hui. J'étais furieux et je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même.

– Le Shamal a soufflé jusqu'en Angleterre, murmura Keira.

Cette petite allusion aigre-douce au vent qui l'avait chassée de ses fouilles éthiopiennes témoignait que la tension de notre discussion du matin n'était pas encore tout à fait retombée.

– Que comptez-vous faire ? me demanda Walter.

– Eh bien, puisque je suis au chômage, nous allons pouvoir voyager.

Keira bataillait avec un morceau de viande qui lui résistait, je crois qu'elle se serait volontiers attaquée à la porcelaine de son assiette pour ne pas participer à notre conversation.