– Nous avons eu des nouvelles de Max, dis-je à Walter.
– Max ?
– Un vieil ami de ma petite amie...
La tranche de rosbif ripa sous la lame du couteau de Keira et parcourut une distance non négligeable avant d'atterrir entre les jambes d'un serveur.
– Je n'avais pas très faim, dit-elle, j'ai pris mon petit déjeuner tard.
– C'est la lettre que je vous ai remise hier ? questionna Walter.
Keira avala une gorgée de bière de travers et toussa bruyamment.
– Mais continuez, continuez, faites comme si je n'étais pas là..., dit-elle en s'essuyant la bouche.
– Oui, c'est la lettre en question.
– Et elle a un rapport avec vos projets de voyage ? Vous allez loin ?
– Au nord de l'Écosse, dans les Shetland.
– Je connais très bien le coin, j'y passais mes vacances dans ma jeunesse, mon père nous emmenait en famille à Whalsay. C'est une terre aride, mais magnifique en été, il n'y fait jamais chaud, papa détestait la chaleur. L'hiver y est rude, mais papa adorait l'hiver, quoique nous n'y soyons jamais allés en cette saison. Sur quelle île vous rendez-vous ?
– À Yell.
– J'y suis allé aussi, à la pointe nord se trouve la maison la plus hantée du Royaume-Uni. Windhouse, c'est une ruine qui comme son nom l'indique est battue par les vents. Mais pourquoi là-bas ?
– Nous allons rendre visite à une connaissance de Max.
– Ah oui, et que fait cet homme ?
– Il est à la retraite.
– Bien sûr, je comprends, vous partez au nord de l'Écosse pour rencontrer l'ami à la retraite d'un vieil ami de Keira. La chose doit avoir un sens. Je vous trouve bien bizarres tous les deux, vous ne me cachez rien ?
– Vous saviez qu'Adrian a un caractère de merde, Walter ? demanda soudain Keira.
– Oui, répondit-il, je l'avais remarqué.
– Alors si vous le savez, nous ne vous cachons rien d'autre.
Keira me demanda de lui confier les clés de la maison, elle préférait rentrer à pied et nous laisser terminer, entre hommes, cette passionnante conversation. Elle salua Walter et sortit du restaurant.
– Vous vous êtes disputés, c'est cela ? Qu'est-ce que vous avez encore fait, Adrian ?
– Mais c'est incroyable tout de même, pourquoi est-ce que ce serait de ma faute ?
– Parce que c'est elle qui a quitté la table et pas vous, voilà pourquoi. Donc, je vous écoute, qu'est-ce que vous avez encore fait ?
– Mais rien du tout, bon sang, à part écouter stoïquement la prose amourachée du type qui lui a écrit cette lettre.
– Vous avez lu la lettre qui lui était adressée ?
– C'est elle qui me l'a lue !
– Et bien cela prouve au moins son honnêteté, et je croyais que ce Max était un ami ?
– Un ami qu'elle a eu tout nu dans son lit il y a quelques années.
– Dites donc, mon vieux, vous n'étiez pas vierge non plus quand vous l'avez rencontrée. Vous voulez que je vous rappelle ce que vous m'avez confié ? Votre premier mariage, votre docteur, votre rouquine qui servait dans un bar...
– Je n'ai jamais été avec une rouquine qui servait dans un bar !
– Ah bon ? Alors c'était moi. Peu importe, ne me dites pas que vous êtes assez stupide pour être jaloux de son passé ?
– Eh bien, je ne vous le dis pas !
– Mais enfin, bénissez ce Max au lieu de le détester.
– Je ne vois vraiment pas pourquoi.
– Mais parce que s'il n'avait pas été assez crétin pour la laisser partir, aujourd'hui, vous ne seriez pas ensemble.
Je regardai Walter, intrigué ; son raisonnement n'était pas totalement dénué de sens.
– Bon, offrez-moi un dessert et vous irez vous excuser ensuite ; qu'est-ce que vous pouvez être maladroit !
La mousse au chocolat devait être succulente, Walter me supplia de lui laisser le temps d'en prendre une autre. Je crois qu'il cherchait en fait à prolonger le moment que nous passions ensemble pour me parler de tante Elena ou plutôt pour que je lui parle d'elle. Il avait le projet de l'inviter à passer quelques jours à Londres et voulait savoir si, selon moi, elle accepterait son invitation. Je n'avais, de mémoire, jamais vu ma tante s'aventurer au-delà d'Athènes, mais plus rien ne m'étonnait et, depuis quelque temps, tout appartenait au domaine du possible. Je recommandai cependant à Walter de procéder avec délicatesse. Il me laissa lui prodiguer mille conseils et finit par me confier, presque confus, qu'il lui en avait déjà fait la demande et qu'elle lui avait répondu qu'elle rêvait de visiter Londres. Tous deux avaient prévu d'organiser ce voyage à la fin du mois.
– Alors pourquoi cette conversation puisque vous connaissez déjà sa réponse ?
– Parce que je voulais m'assurer que vous n'en seriez pas fâché. Vous êtes le seul homme de la famille, il était normal que je vous demande l'autorisation de fréquenter votre tante.
– Je n'ai pas l'impression que vous me l'ayez vraiment demandé, ou alors cela m'aura échappé.
– Disons que je vous ai sondé. Lorsque je vous ai interrogé pour savoir si j'avais mes chances, si j'avais senti la moindre hostilité dans votre réponse...
– ... vous auriez renoncé à vos projets ?
– Non, avoua Walter, mais j'aurais supplié Elena de vous convaincre de ne pas m'en vouloir. Adrian, il y a seulement quelques mois nous nous connaissions à peine, depuis je me suis attaché à vous et je ne voudrais prendre aucun risque de vous froisser, notre amitié m'est terriblement précieuse.
– Walter, lui dis-je en le regardant dans le blanc des yeux.
– Quoi ? Vous pensez que ma relation avec votre tante est inconvenante, c'est cela ?
– Je trouve merveilleux que ma tante trouve enfin, en votre compagnie, ce bonheur qu'elle a si longtemps guetté. Vous aviez raison à Hydra, si c'était vous qui aviez vingt ans de plus qu'elle, personne n'y trouverait à redire, cessons de nous embarrasser de ces préjugés hypocrites de bourgeoisie de province.
– Ne blâmez pas la province, je crains qu'à Londres on ne voie pas cela d'un très bon œil, non plus.
– Rien ne vous oblige à vous embrasser fougueusement sous les fenêtres du conseil d'administration de l'Académie... Quoique l'idée ne me déplairait pas, pour tout vous dire.
– Alors, j'ai votre consentement ?
– Vous n'en aviez pas besoin !
– D'une certaine façon, si, votre tante préférerait de beaucoup que ce soit vous qui parliez de son petit projet de voyage à votre mère... enfin, elle a précisé : à condition que vous soyez d'accord.
Mon téléphone vibra dans ma poche. Le numéro de mon domicile s'affichait sur l'écran, Keira devait s'impatienter. Elle n'avait qu'à rester avec nous.
– Vous ne décrochez pas ? demanda Walter inquiet.
– Non, où en étions-nous ?
– À la petite faveur que votre tante et moi espérons de vous.
– Vous voulez que j'informe ma mère des frasques de sa sœur ? J'ai déjà du mal à lui parler des miennes, mais je ferai de mon mieux, je vous dois bien cela.
Walter prit mes mains et les serra chaleureusement.
– Merci, merci, merci, dit-il en me secouant comme un prunier.
Le téléphone vibra à nouveau, je le laissai sur la table où je l'avais posé et me retournai vers la serveuse pour lui commander un café.
*
* *
Paris
Une petite lampe éclairait le bureau d'Ivory. Le professeur remettait ses notes à jour. Le téléphone sonna. Il ôta ses lunettes et décrocha.
– Je voulais vous informer que j'ai remis votre pli à sa destinataire.