– Compte tenu de l'obscurité dans laquelle vous semblez vous trouver, mon cher ROME, je vais tenter d'éclairer votre lanterne ! Si Ivory se donne la peine de sortir à minuit pour aller téléphoner en dehors de chez lui, c'est qu'il prend certaines précautions. Si les Anglais planquent en bas de son immeuble, c'est que l'affaire qui nous a occupés ces derniers mois n'est pas aussi classée que nous voulions tous le supposer. Vous me suivez jusque-là ?
– Ne me prenez pas pour plus bête que je ne le suis, dit Lorenzo en démarrant.
La voiture s'engagea sur les quais et franchit le pont Marie.
– Si Ivory est aussi prudent, c'est qu'il a un tour d'avance, reprit Vackeers. Et moi qui croyais avoir gagné la partie ce soir, décidément, il me surprendra toujours.
– Que comptez-vous faire ?
– Rien pour l'instant, et pas un mot sur ce que vous avez appris ce soir. Il est trop tôt. Si nous prévenons les autres, chacun intriguera dans son coin, comme par le passé personne ne fera plus confiance à personne. Je sais que je peux compter sur MADRID. Et vous, ROME, de quel côté serez-vous ?
– Pour l'instant, il me semble que je me trouve juste à votre gauche, cela devrait répondre en partie à votre question, non ?
– Il faut que nous localisions au plus vite cet astrophysicien. Je parierais qu'il n'est plus en Grèce.
– Remontez interroger votre ami. Si vous l'asticotez, il vous lâchera peut-être le morceau.
– Je le soupçonne de ne pas en savoir beaucoup plus que nous, il a dû perdre sa trace. Il avait l'esprit ailleurs. Je le connais depuis trop longtemps pour être dupe, il a manigancé quelque chose. Avez-vous toujours accès à vos contacts en Chine ? Pouvez-vous les solliciter ?
– Tout dépend de ce que l'on attend d'eux et de ce que nous sommes prêts à leur donner en échange.
– Essayez de savoir si notre Adrian aurait récemment atterri à Pékin, s'il a loué un véhicule et si, par chance, il a utilisé sa carte de crédit pour retirer de l'argent, payer une note d'hôtel ou je ne sais quoi.
Ils n'échangèrent plus un mot. Paris était désert, Lorenzo déposa Vackeers dix minutes plus tard devant l'hôtel Montalembert.
– Je ferai de mon mieux avec les Chinois, mais c'est à charge de revanche, dit-il en se garant.
– Attendons de voir les résultats, avant que vous me présentiez la note, mon cher ROME. À bientôt et merci pour la balade.
Vackeers descendit de la Citroën et entra dans l'hôtel. Il demanda sa clé au réceptionniste, ce dernier se pencha derrière son comptoir et lui remit également une enveloppe.
– On a déposé ce pli pour vous, monsieur.
– Il y a combien de temps ? demanda Vackeers étonné.
– Un chauffeur de taxi me l'a remise il y a quelques minutes à peine.
Intrigué, Vackeers s'éloigna vers l'ascenseur. Il attendit d'être dans sa suite au quatrième étage pour décacheter la lettre.
Mon cher ami,
Je crains, hélas, de ne pouvoir répondre à votre charmante invitation de vous rejoindre à Amsterdam. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, ni celle de rattraper ma conduite de ce soir aux échecs, mais comme vous le soupçonniez, certaines affaires me retiennent à Paris.
J'espère néanmoins vous revoir très prochainement. J'en suis d'ailleurs persuadé.
Votre dévoué et ami,
Ivory
P.-S. : À propos de ma petite promenade nocturne, vous m'aviez habitué à plus de discrétion. Qui fumait à vos côtés dans cette belle Citroën noire, ou peut-être était-elle bleu marine ? Ma vue baisse de jour en jour...
Vackeers replia la lettre et ne put réfréner un sourire. La monotonie de ses journées lui pesait. Il le savait, cette opération serait probablement la dernière de sa carrière, et l'idée qu'Ivory ait trouvé un moyen, quel qu'il soit, de relancer la machine n'était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Vackeers s'assit devant le petit bureau de sa suite, décrocha le téléphone et composa un numéro en Espagne. Il s'excusa auprès d'Isabel de la déranger si tard dans la nuit, mais il avait toutes les raisons de penser qu'un rebondissement s'était produit et ce qu'il avait à lui dire ne pouvait attendre jusqu'au lendemain.
*
* *
Mianyang, Chine
Je me suis éveillé aux premières heures du matin. La vieille dame qui m'a tenu compagnie toute la nuit est assoupie dans un gros fauteuil. Je repousse le plaid dont elle m'a recouvert et me redresse. Elle ouvre les yeux, m'adresse un regard bienveillant et pose un doigt sur ses lèvres, comme pour me demander de ne pas faire de bruit. Puis elle se lève et va chercher une théière posée sur un poêle en fonte. Une cloison pliante sépare la pièce où nous nous trouvons du restaurant ; autour de moi, je découvre les membres de sa famille qui dorment sur des matelas au sol. Deux hommes d'une trentaine d'années sont installés près de l'unique fenêtre. Je reconnais celui qui m'a servi à dîner hier soir et son frère qui œuvrait en cuisine. Leur sœur cadette, qui doit avoir vingt ans, dort encore sur une couchette près du poêle à charbon ; le mari de ma logeuse de fortune est allongé sur une table, un oreiller sous la tête, une couverture jusqu'aux épaules. Il porte un pull et une veste en laine épaisse. J'ai occupé le canapé-lit que le couple déplie chaque soir pour y dormir. Chaque soir, cette famille repousse quelques tables du restaurant pour transformer l'arrière-salle en dortoir. Je me sens terriblement gêné de m'être ainsi imposé dans leur intimité, si d'intimité on peut parler. Qui, dans mon quartier de Londres, aurait ainsi sacrifié son lit pour le laisser à un étranger ?
La vieille dame me sert un thé fumé. Nous ne pouvons communiquer que par gestes.
Je prends ma tasse et me faufile vers la salle. Elle repousse la cloison derrière moi.
La promenade est déserte, j'avance jusqu'au parapet qui longe la rivière et regarde le cours d'eau filer vers l'ouest. Le fleuve baigne dans une brume matinale. Une petite embarcation aux allures de jonque y glisse lentement. Un batelier sur le pont avant m'adresse un signe que je lui retourne aussitôt.
J'ai froid, j'enfonce mes mains dans mes poches et sens la photo de Keira sous mes doigts.
Pourquoi à ce moment précis resurgit le souvenir de notre soirée à Nebra ? Je me souviens de cette nuit passée avec toi, mouvementée certes, mais qui nous avait tant rapprochés.
Je partirai tout à l'heure vers le monastère de Garther, je ne sais pas combien de temps il me faudra encore pour y arriver, ni comment j'y entrerai, mais qu'importe, c'est la seule piste pour te retrouver... si tu es encore en vie.
Pourquoi est-ce que je me sens si faible ?
Une cabine téléphonique sur la promenade, à quelques pas de moi. J'ai envie d'entendre la voix de Walter. La cabine a un look kitsch des années soixante-dix. L'appareil accepte les cartes de crédit. Dès que je compose des chiffres sur le clavier, j'entends un signal de ligne occupée, il doit être impossible de joindre un pays étranger depuis cet endroit. Après deux nouvelles tentatives, je renonce.
Il est temps d'aller remercier mes hôtes, de régler la note de mon dîner de la veille et de reprendre la route. Ils ne veulent pas que je les paie. Je les remercie maintes fois et les quitte.
Fin de matinée, j'arrive enfin à Chengdu. La métropole est polluée, agitée, agressive. Pourtant, entre les tours et les grands ensembles immobiliers, de petites maisons décrépies ont survécu. Je cherche le chemin de la gare routière.