– À cause de ce que tu as trouvé, Keira.
– En quoi des ossements, aussi vieux soient-ils, justifient-ils un tel acharnement ?
– Ce n'est pas n'importe quel squelette. Je ne crois pas que tu aies bien compris la raison du trouble de Poincarno.
– Cet imbécile qui nous accuse d'avoir falsifié l'ADN que nous lui avons fait étudier.
– C'est ce que je pensais, tu n'as pas tout saisi de la portée de ta découverte.
– Ce n'est pas ma découverte, mais la nôtre !
– Poincarno tentait de t'expliquer le dilemme auquel les analyses l'ont confronté. Tous les organismes vivants contiennent des cellules, une seule pour les plus simples, l'homme en possède plus de dix milliards, et toutes ces cellules se construisent sur le même modèle, à partir de deux matériaux de base, les acides nucléiques et les protéines. Ces briques du vivant sont elles-mêmes issues de la combinaison chimique dans l'eau de quelques éléments, le carbone, l'azote, l'hydrogène et l'oxygène. Voilà pour les certitudes sur le pourquoi de la vie, mais comment tout a commencé ? Là, les scientifiques envisagent deux scénarios. Soit la vie est apparue sur la Terre après une série de réactions complexes, soit des matériaux provenant de l'espace ont déclenché le processus de la vie sur la Terre. Tous les êtres vivants évoluent, ils ne régressent pas. Si l'ADN de ton Ève éthiopienne contient des allèles génétiquement modifiés, son corps est pour ainsi dire plus évolué que le nôtre, ce qui est donc impossible, sauf si...
– Sauf si quoi ?
– Sauf si ton Ève est morte sur la Terre sans pour autant y être née...
– C'est impensable !
– Si Walter était là, tu le mettrais en colère.
– Adrian, je n'ai pas passé dix ans de ma vie à chercher le chaînon manquant pour expliquer à mes pairs que le premier des humains est venu d'un autre monde.
– À l'heure où je te parle, six astronautes sont enfermés dans un caisson quelque part près de Moscou, en préparation d'un voyage vers Mars. Je n'invente rien. Aucune fusée à l'horizon, il ne s'agit aujourd'hui que d'une expérimentation organisée par l'Agence spatiale européenne et l'Institut russe des problèmes biomédicaux, afin de tester les capacités de l'homme à voyager dans l'espace sur de longues distances. L'aboutissement de ce projet baptisé Mars 500 est prévu dans quarante ans. Mais qu'est-ce qu'une quarantaine d'années dans l'histoire de l'humanité ? Six astronautes partiront vers Mars en 2050 comme le firent moins de cent ans plus tôt ceux qui posèrent les premiers pas de l'homme sur la Lune. Maintenant, imagine le scénario suivant : si l'un d'eux décédait sur Mars, que feraient les autres à ton avis ?
– Ils mangeraient son goûter !
– Keira, je t'en prie, sois sérieuse deux secondes !
– Désolée, le fait de me retrouver en cellule me rend nerveuse.
– Raison de plus pour que tu me laisses te changer les idées.
– Je ne sais pas ce que feraient les autres. Ils l'enterreraient je suppose.
– Exactement ! Je doute qu'ils aient envie de faire le voyage retour avec un corps en décomposition à bord. Donc, ils l'inhument. Mais sous la poussière de Mars, ils trouvent de la glace, comme dans le cas de ces tombes sumériennes sur le plateau de Man-Pupu-Nyor.
– Pas exactement, corrigea Keira, eux ont été ensevelis, mais il y a beaucoup de ces tombes de glace en Sibérie.
– Alors comme en Sibérie..., dans l'espoir qu'une autre mission reviendra, nos astronautes enterrent avec le corps de leur compagnon une balise et un échantillon de son sang.
– Pourquoi ?
– Pour deux raisons distinctes. Permettre de localiser la sépulture, en dépit des tempêtes qui peuvent bouleverser le paysage, et pouvoir identifier de façon certaine celui ou celle qui y repose... ainsi que nous l'avons fait. L'équipage repart, comme les astronautes qui firent les premiers pas de l'homme sur la Lune. Rien de scientifiquement extravagant à ce que je viens de te dire, nous n'avons finalement en un siècle appris qu'à voyager plus loin dans l'espace. Mais entre le premier vol d'Ader qui avait parcouru quelques mètres au-dessus du sol et le premier pas d'Armstrong sur la Lune, il ne s'est écoulé que quatre-vingts ans. Les progrès techniques, la connaissance qu'il aura fallu acquérir pour passer de ce petit vol à la possibilité d'arracher une fusée de plusieurs tonnes à l'attraction terrestre sont inimaginables. Bien, je poursuis, notre équipage est revenu sur la Terre et leur compagnon repose sous la glace de Mars. L'Univers se moque bien de tout cela et son expansion continue, les planètes de notre système solaire tournent autour de leur étoile, qui les réchauffe et les réchauffe encore. Dans quelques millions d'années, ce qui n'est pas beaucoup dans l'histoire de l'Univers, Mars se réchauffera, les glaces souterraines se mettront à fondre. Alors, le corps congelé de notre astronaute commencera à se décomposer. On dit que quelques graines suffisent à faire naître une forêt. Que des fragments d'ADN appartenant au corps de ton Ève éthiopienne se soient mélangés à l'eau lorsque notre planète sortait de sa période glaciaire et le processus de fertilisation de la vie commençait sur la Terre. Le programme que contenait chacune de ses cellules suffirait à faire le reste et il ne faudrait plus que quelques centaines de millions d'années supplémentaires pour que l'évolution aboutisse à des êtres vivants aussi complexes que l'Ève qui fut à leur origine... « La nuit de l'un est gardienne de l'origine. » D'autres avant nous avaient compris ce que je viens de te dire...
Le néon au-dessus de nous s'éteignit.
Nous étions dans le noir absolu.
Je pris la main de Keira.
– Je suis là, n'aie pas peur, nous sommes ensemble.
– Tu crois à ce que tu viens de me raconter, Adrian ?
– Je ne sais pas, Keira, si tu me demandes si un tel scénario est possible, ma réponse est oui. Tu me demandes s'il est probable ? Au regard des preuves que nous avons trouvées, la réponse est pourquoi pas. Comme dans toute enquête ou dans tout projet de recherches, il faut bien commencer par une hypothèse. Depuis l'Antiquité, ceux qui firent les plus grandes découvertes sont ceux qui eurent l'humilité de regarder les choses autrement. Au collège, notre professeur de sciences nous disait : Pour découvrir, il faut sortir de son propre système. De l'intérieur, on ne voit pas grand-chose, en tout cas rien de ce qui se passe au-dehors. Si nous étions libres et publiions de telles conclusions à l'appui des preuves dont nous disposons, nous susciterions différentes réactions, de l'intérêt comme de l'incrédulité ; sans compter la jalousie qui ferait crier à l'hérésie nombre de confrères. Et pourtant, tant de gens ont la foi, Keira, tant d'hommes croient en un Dieu, sans aucune preuve de son existence. Entre ce que nous ont appris les fragments, les ossements découverts à Dipa, et les extraordinaires révélations de ces analyses ADN, nous avons le droit de nous poser toute sortes de questions sur la façon dont la vie est apparue sur la Terre.
– J'ai soif, Adrian.
– Moi aussi, j'ai soif.
– Tu crois qu'ils vont nous laisser mourir comme ça ?
– Je n'en sais rien, cela commence à faire long.
– Il paraît que c'est terrible de mourir de soif, au bout d'un certain temps, la langue se met à gonfler et on étouffe.
– Ne pense pas à ça.
– Tu regrettes ?
– D'être enfermé ici, oui, mais pas le moindre des instants que nous avons passés ensemble.
– Je l'aurai quand même trouvée, ma grand-mère de l'humanité, soupira Keira.