– Tu peux même dire que tu as trouvé son arrière-arrière-grand-mère, je n'ai pas encore eu l'occasion de te féliciter.
– Je t'aime, Adrian.
Je serrai Keira dans mes bras, cherchai ses lèvres dans le noir et l'embrassai. D'heure en heure, nos forces s'amenuisaient.
– Walter doit s'inquiéter.
– Il a pris l'habitude de nous voir disparaître.
– Nous ne sommes jamais partis sans le prévenir.
– Cette fois, il s'inquiétera peut-être de notre sort.
– Il ne sera pas le seul, nos recherches ne seront pas vaines, je le sais, souffla Keira. Poincarno poursuivra ses analyses sur l'ADN, mon équipe ramènera le squelette d'Ève.
– Tu veux vraiment la baptiser ainsi ?
– Non, je voulais l'appeler Jeanne. Walter a mis les fragments en lieu sûr, l'équipe de Virje étudiera l'enregistrement. Ivory a ouvert une voie, nous l'avons suivie, d'autres continueront sans nous. Tôt ou tard, ensemble, ils recolleront les pièces du puzzle.
Keira se tut.
– Tu ne dis plus rien ?
– Je suis si fatiguée, Adrian.
– Ne t'endors pas, résiste.
– À quoi bon ?
Elle n'avait pas tort, mourir en s'endormant serait plus doux.
*
* *
Le néon s'alluma, je n'avais aucune idée du temps qui s'était écoulé depuis que nous avions perdu connaissance. Mes yeux eurent du mal à s'accommoder à la lumière.
Devant la porte, deux bouteilles d'eau, des barres de chocolat et des biscuits.
Je secouai Keira, lui humectai les lèvres et la berçai en la suppliant d'ouvrir les yeux.
– Tu as préparé le petit déjeuner ? murmura-t-elle.
– Quelque chose comme ça, oui, mais ne bois pas trop vite.
Désaltérée, Keira se jeta sur le chocolat, nous partageâmes les biscuits. Nos avions recouvré quelques forces et elle reprenait des couleurs.
– Tu crois qu'ils ont changé d'avis ? me demanda-t-elle.
– Je n'en sais pas plus que toi, attendons.
La porte s'ouvrit. Deux hommes portant des cagoules entrèrent en premier, un troisième, tête nue, vêtu d'un costume en tweed fort bien coupé se présenta à nous.
– Debout et suivez-nous, dit-il.
Nous sortîmes de notre cellule et empruntâmes un long couloir.
– Là, nous dit l'homme, ce sont les douches du personnel, allez faire votre toilette, vous en avez besoin. Mes hommes vous escorteront jusqu'à mon bureau lorsque vous serez prêts.
– Puis-je savoir à qui nous avons l'honneur ? demandai-je.
– Vous êtes arrogant, j'aime bien cela, répondit l'homme. Je m'appelle Edward Ashton. À tout à l'heure.
*
* *
Nous étions redevenus presque présentables. Les hommes d'Ashton nous escortèrent à travers une somptueuse demeure en pleine campagne anglaise. La cave où nous avions été enfermés se situait dans les sous-sols d'un bâtiment tout près d'une grande serre. Nous parcourûmes un jardin remarquablement entretenu, gravîmes les marches d'un perron et l'on nous fit entrer dans un immense salon aux murs recouverts de boiseries.
Sir Ashton nous y attendait, assis derrière un bureau.
– Vous m'aurez donné bien du fil à retordre.
– La réciproque est tout aussi vraie, répondit Keira.
– Je vois que vous non plus ne manquez pas d'humour.
– Je ne trouve rien de drôle à ce que vous nous avez fait subir.
– Ne vous en prenez qu'à vous-mêmes, ce n'est pas faute de vous avoir adressé maints avertissements, mais rien ne semblait pouvoir vous décider à arrêter vos recherches.
– Mais pourquoi aurions-nous dû renoncer ? demandai-je.
– S'il ne tenait qu'à moi, vous n'auriez plus le loisir de me poser la question, mais je ne suis pas seul décisionnaire.
Sir Ashton se leva et retourna derrière son bureau. Il appuya sur un commutateur, les panneaux boisés ornant les murs circulaires de la pièce se rétractèrent, dévoilant une quinzaine d'écrans qui s'allumèrent simultanément. Sur chacun d'eux apparut le visage d'un individu. Je reconnus aussitôt notre contact d'Amsterdam. Hommes et femme se présentèrent sous le nom d'emprunt d'une ville. ATHÈNES, BERLIN, BOSTON, ISTANBUL, LE CAIRE, MADRID, MOSCOU, NEW DELHI, PARIS, PÉKIN, ROME, RIO, TEL-AVIV, TOKYO.
– Mais qui êtes-vous ? interrogea Keira.
– Des représentants officiels de chacun de nos pays, nous sommes en charge du dossier qui vous concerne.
– Quel dossier ? demandai-je à mon tour.
La seule femme de cette assemblée fut la première à s'adresser à nous, elle se présenta sous le nom d'Isabel et nous posa une étrange question :
– Si vous aviez la preuve que Dieu n'existait pas, êtes-vous certain que les hommes voudraient la voir ? Et avez-vous bien mesuré les conséquences de la diffusion d'une telle nouvelle ? Deux milliards d'êtres humains vivent sur cette planète en dessous du seuil de pauvreté. La moitié de la population mondiale subsiste en se privant de tout. Vous êtes-vous demandé ce qui fait tenir debout ce monde si bancal, si déséquilibré ? C'est l'espoir ! L'espoir qu'il existe une force supérieure et bienveillante, l'espoir d'une vie meilleure après la mort. Appelez cet espoir Dieu ou foi, comme vous voudrez.
– Pardonnez-moi, madame, mais les hommes n'ont cessé de s'entretuer au nom de Dieu. Leur apporter la preuve qu'il n'existe pas les libérerait une fois pour toutes de la haine de l'autre. Regardez combien d'entre nous les guerres de Religion ont fait mourir, combien de victimes elles provoquent encore chaque année, combien de dictatures reposent sur un socle religieux.
– L'homme n'a pas eu besoin de croire en Dieu pour s'entretuer, rétorqua Isabel, mais pour survivre, pour faire ce que la nature lui commande et assurer la continuité de son espèce.
– Les animaux le font sans croire en Dieu, rétorqua Keira.
– Mais l'homme est le seul être vivant sur cette terre à avoir conscience de sa propre mort, mademoiselle, il est le seul à la redouter. Savez-vous à quand remontent les premiers signes de religiosité ?
– Il y a cent mille ans, près de Nazareth, répondit Keira, des Homo sapiens inhumèrent, probablement pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la dépouille d'une femme d'une vingtaine d'années. À ses pieds reposait aussi celle d'un enfant de six ans. Ceux qui découvrirent leur sépulture trouvèrent également autour de leurs squelettes quantité d'ocre rouge et d'objets rituels. Les deux corps étaient dans la position de l'orant. À la peine qui accompagnait la perte d'un proche était venue se greffer l'impérieuse nécessité d'honorer la mort..., conclut-elle en répétant mot à mot la leçon d'Ivory.
– Cent mille ans, reprit Isabel, mille siècles de croyances... Si vous apportiez au monde la preuve scientifique que Dieu n'a pas créé la vie sur la Terre, ce monde se détruirait. Un milliard et demi d'êtres humains vivent dans une misère intolérable, inacceptable, insupportable. Quel homme, quelle femme et quel enfant dans la souffrance accepterait sa condition s'il était privé d'espoir ? Qui le retiendrait de tuer son prochain, de s'emparer de ce dont il manque si sa conscience était libre de tout ordre transcendant ? La religion a tué, mais la foi a sauvé tant de vies, donné tant de forces aux plus démunis. Vous ne pouvez pas éteindre pareille lumière. Pour vous, scientifiques, la mort est nécessaire, nos cellules meurent afin que d'autres vivent, nous mourons pour laisser place à ceux qui doivent nous succéder. Naître, se développer et puis mourir est dans l'ordre des choses, mais pour le plus grand nombre, mourir n'est qu'une étape vers un ailleurs, un monde meilleur où tout ce qui n'est pas sera, où tous ceux qui ont disparu les attendent. Vous n'avez connu ni la faim ni la soif, pas plus que le dénuement, et vous avez poursuivi vos rêves, quels que soient vos mérites, vous avez eu cette chance. Mais avez-vous pensé à ceux qui n'ont pas eu une telle chance ? Seriez-vous assez cruels pour leur dire que leurs souffrances sur la Terre n'avait d'autre fin que l'évolution ?