Mouiller ses espadrilles
C'est à peine si le chemin semble mouillé. Sur le coup, on ne sent rien. Le pas reste léger, corde contre terre, avec cet ébranlement du sol sous le pied qui fait le plaisir de marcher en espadrilles. En espadrilles, on est tout juste assez civilisé pour tutoyer le globe, sans l'appréhension rétive du pied nu méfiant, sans l'excessive assurance du pied trop bien chaussé. En espadrilles c'est l'été, le monde est souple et chaud, parfois collant sur le goudron fondu. Mais sur le chemin de terre sablonneuse, juste après l'averse, c'est délicieux. Ça sent… les épis de maïs, les tiges de sureau, les feuilles tombées des peupliers – juste ces petites feuilles jaunes d'été paresseuses qui préfèrent dormir au pied de l'arbre. Voilà pour l'odeur blonde. Au-dessus, un parfum plutôt vert sombre monte des bords de l'eau, avec une touche de menthe sur le fade de la vase. Bien sûr, juste au-dessus des peupliers, le ciel à l'horizon se resserre en gris-mauve, avec cet éloignement des nuages satisfaits qui renoncent à pleuvoir. Le paysage, les odeurs, l'élasticité de la marche: les sensations mêlées restent en équilibre. Mais peu à peu, c'est le bas qui s'impose: le pied, le pas, le sol semblent tirer à eux le sens de la promenade. Quand on pense que les espadrilles sont mouillées, c'est beaucoup trop tard. La progression est implacable. Cela commence à la frange de la toile: une auréole indécise qui va s'étendre, et révéler tout le rêche du tissu. On croit enfiler des semelles de vent, du lin tellement fin qu'il coupe au bord du pied. Deux flaques traversées, et ce voile aérien devient le grain rugueux d'un sac à pommes de terre. La sensation d'humidité ne serait rien, mais il s'y mêle aussitôt une impression de lourdeur insupportable. La semelle hypocrite rend les armes, après une feinte résistance: c'est d'elle que vient tout le mal, et sa corde nouée se vautre bientôt dans une mouillure compacte, une aqueuse perversité, rien ne respire. Le carénage de caoutchouc fait pitié: à quoi bon protéger d'une nuance de confort moderniste le désastre irrémédiable? Une espadrille est une espadrille. Trempée, elle pèse de plus en plus lourd, et l'odeur de la vase prend le pas sur celle des peupliers. Le ciel ne menace plus de rien, mais bêtement on est mouillé, l'été s'englue, le sable colle. Et puis on sait déjà. Les espadrilles ne sèchent jamais tout à fait. Sur l'appui d'une fenêtre ou dans un placard à chaussures, elles se recroquevillent, le nœud de corde s'épanouit en bourre pelucheuse, la toile est lourde pour jamais, l'auréole se fige.
Dès les premiers signes du mal, le diagnostic est consternant: pas de rémission, pas d'espoir. Mouiller ses espadrilles, c'est connaître l'amère volupté d'un naufrage complet.
Les boules en verre
C'est l'hiver pour toujours, dans l'eau des boules en verre. On en prend une dans ses mains. La neige flotte au ralenti, dans un tourbillon né du sol, d'abord opaque, évanescent; puis les flocons s'espacent, et le ciel bleu turquoise reprend sa fixité mélancolique. Les derniers oiseaux de papier restent en suspens quelques secondes avant de retomber. Une paresse cotonneuse les invite à retrouver le sol. On repose la boule. Quelque chose a changé. Dans l'apparente immobilité du décor, on entend désormais comme un appel. Toutes les boules sont pareilles. Que ce soit fond de mer traversé d'algues et de poissons, tour Eiffel, Manhattan, perroquet, paysage en montagne ou souvenir de Saint-Michel, la neige danse et puis tout doucement s'arrête de danser, se disperse, s'éteint. Avant le bal d'hiver il n'y avait rien. Après… sur l'Empire State Building un flocon est resté, souvenir impalpable que l'eau des jours n'efface pas. Ici le sol reste jonché des pétales légers de la mémoire.