Les boules en verre se souviennent. Elles rêvent silencieusement la tourmente, le blizzard qui reviendra peut-être, ou ne reviendra pas. Souvent sur l'étagère elles resteront; on oubliera tout le bonheur qu'on peut faire neiger dans l'enclos de ses mains, cet étrange pouvoir de réveiller le long sommeil de verre.
Dedans, l'air est de l'eau. On ne s'en soucie pas d'abord. Mais à bien regarder, une petite bulle est coincée tout en haut. Le regard change. On ne voit plus la tour Eiffel dans un ciel bleu d'avril, la frégate cinglant sur une mer étale. Tout devient d'une clarté lourde; derrière la paroi, des courants flottent en haut des tours. Royaumes des hautes solitudes, méandres graves, imperceptibles mouvements dans le silence fluide. Le fond est peint en bleu de lait jusqu'au plafond, au ciel, à la surface. Bleu de douceur factice qui n'existe pas, et dont la béatitude finit par inquiéter, comme on pressent les pièges du destin dans un début d'après-midi écrasé de sieste et d'absence. On prend le monde dans ses mains, la boule est vite presque chaude. Une avalanche de flocons efface d'un seul coup cette angoisse latente des courants. Il neige au fond de soi, dans un hiver inaccessible où le léger l'emporte sur le lourd. La neige est douce au fond de l'eau.
Le journal du petit déjeuner
C'est un luxe paradoxal. Communier avec le monde dans la paix la plus parfaite, dans l'arôme du café. Sur le journal, il y a surtout des horreurs, des guerres, des accidents. Entendre les mêmes informations à la radio, ce serait déjà se précipiter dans le stress des phrases martelées en coups de poing. Avec le journal, c'est tout le contraire. On le déploie tant bien que mal sur la table de la cuisine, entre le grille-pain et le beurrier. On enregistre vaguement la violence du siècle, mais elle sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé. Le journal par lui-même est déjà pacifiant. On n'y découvre pas le jour, ni la réalité: on lit Libération, Le Figaro, Ouest-France, ou La Dépêche du Midi. Sous la pérennité du bandeau titre, les catastrophes du présent deviennent relatives. Elles ne sont là que pour pimenter la sérénité du rite. L'ampleur des pages, l'encombrement du bol de café permettent seulement une lecture posée. On tourne les pages précautionneusement, avec une lenteur révélatrice: il s'agit moins d'absorber le contenu que de profiter au mieux du contenant.