La chance servait la jeune femme : elle se trouvait seule dans la salle. Il suffisait d’attendre que le gardien s’éloigne un peu… Les nerfs tendus elle concentrait sa pensée sur ce vieil homme comme si elle possédait le pouvoir de le chasser. Et, soudain, il bougea, fit quelques pas les mains nouées derrière le dos, alla se poster devant une fenêtre pour regarder distraitement le parc enneigé et enfin se dirigea vers la pièce voisine où une voix se faisait entendre.
Dès qu’il eut le dos tourné, Orchidée fut debout, glissa sans bruit jusqu’à la vitrine. De son manchon, elle tira une longue épingle à cheveux qu’elle introduisit avec décision dans la serrure de cuivre. Ce n’était pas la première fois qu’elle usait de ce genre d’outil et le pêne céda rapidement. Dès lors, ouvrir la vitre, glisser la main à l’intérieur, saisir le bijou, le fourrer dans le rouleau de martre doublé de satin et refermer sans bruit fut l’affaire d’un instant. Revenir à sa place et y reprendre sa pose contemplative, celle de deux ou trois secondes.
Sous sa voilette et ses fourrures, Orchidée avait très chaud. L’émotion, bien sûr. Mais aussi une joie étrange à sentir sous ses doigts gantés le bosselage de pierres fines qui ornait jadis le manteau du grand Kien-Long après en avoir décoré beaucoup d’autres. On disait en effet que, si l’Empereur tenait tellement à ce bijou c’était à cause de son ancienneté et du fait que, bien des lunes avant lui, il fermait la robe de l’empereur-poète Taizu, fondateur de la dynastie Song. Lorsqu’il appartenait à l’époux de Ts’eu-hi, celle-ci brûlait de se le faire offrir mais sans jamais y parvenir car Hien-Fong lui attribuait une puissance magique. Ce qui n’avait pas empêché les Diables blancs de le voler à leur aise dans le Palais d’Été mis à sac.
Quand le gardien revint prendre son poste, Orchidée se leva puis, très tranquillement, fit le tour de la salle, admirant les objets exposés, se penchant parfois pour mieux voir car ils n’étaient éclairés que par la verrière et le jour d’hiver commençait à baisser… Toujours du même pas nonchalant, elle poursuivit sa visite, regagna le rez-de-chaussée, s’y attarda un moment devant l’autre trésor du musée : le « kien » ou miroir, grand bassin de bronze ainsi nommé parce que l’eau qu’il contenait devait refléter les torches des cérémonies nocturnes. Finalement elle quitta le musée, rentra dans le parc et, marchant cette fois à vive allure, rejoignit d’abord la rue de Monceau puis le boulevard Malesherbes. À sa grande satisfaction, il faisait presque nuit lorsqu’elle rentra chez elle. Le bleu sourd de son costume devait se fondre à merveille dans le crépuscule et si ses bottines étaient trempées elle n’en était que plus satisfaite.
— Mâdâme n’aurait pas dû marcher si longtemps ! reprocha Lucien en constatant les traces un rien boueuses qu’elle laissait sur les tapis, Mâdâme aura pris froid et Monsieur Édouard ne sera pas content…
— Je vais me changer. Dites à Gertrude qu’elle me porte ensuite le nécessaire pour le thé dans le cabinet à écrire de Monsieur !
Le valet s’éloigna en pinçant les lèvres. Cette affaire de thé avait la vertu de mettre sa cuisinière de femme en fureur. Gertrude se vantait en effet de savoir préparer ce breuvage selon les meilleures méthodes anglaises mais Orchidée détestait le « tea » ainsi accommodé. C’était le seul point sur quoi elle ne transigeait jamais : elle entendait le boire à la mode de son pays. Le matin elle prenait du café très noir et très parfumé comme Édouard lui avait appris à l’aimer.
— Je veux bien qu’elle soit princesse, glapissait quotidiennement la cuisinière, mais elle ne m’apprendra pas mon métier. Encore heureux qu’elle ait renoncé à exiger les « jeunes feuilles » cueillies sous je ne sais quelle lune ! Je me demande ce qu’en penserait Mme Blanchard mère ? Elle est bien avisée de ne pas vouloir la rencontrer. Jolie belle-fille qu’elle a là !
Elle n’en disposa pas moins sur un plateau d’argent ce que la jeune femme demandait.
Lorsque le thé fut prêt, Orchidée entoura de ses deux mains le bol de fine porcelaine verte et huma, les yeux clos, ce parfum qui possédait le pouvoir de la ramener aux temps insouciants d’autrefois puis elle y trempa ses lèvres avec une sorte de respect. Édouard à ses côtés, la première tasse eût été pour lui : elle la lui aurait présentée dans un geste d’offrande rituelle qui le faisait sourire.
L’absence de son mari l’oppressait d’autant plus qu’en dépit de sa promesse il n’envoyait pas de nouvelles. Et puis il y avait cette mission, ce voyage qu’elle allait accomplir seule et qui l’inquiétait dans la mesure où, l’automne précédent, une lettre d’Antoine Laurens trouvée à leur retour d’Amérique leur avait appris la présence de Pivoine en France. La police était alors à sa recherche pour l’assassinat d’un vieil homme et rien ne disait qu’elle eût été capturée. Toutes incidences peu propices à dissiper les idées déprimantes.
La nuit venue, couchée dans le lit où son corps semblait se perdre dans une immensité grandissante, Orchidée, incapable d’apaiser le tournoiement de ses pensées, chercha en vain le sommeil. Un poème de Kouan Han-k’ing, vieux cependant de sept siècles, hantait sa mémoire avec une fraîcheur d’actualité :
Lumière éteinte de la lampe d’argent, spirales d’encens envolées…
Je me glisse sous la soie des courtines, les yeux noyés de pleurs, seule !
Quelle langueur quand je m’étends sur ma couche, si seule maintenant !
La mince couverture me semble encore plus mince
À demi tiède, à demi froide…
Bien souvent Ts’eu-hi chantait ces vers qu’elle avait mis en musique et toujours des larmes involontaires montaient à ses yeux. Orchidée ne pleurait pas mais à chaque instant, l’absence de son époux lui semblait plus lourde à porter… Pourtant, elle avait besoin de tout son courage.
Se souvenant soudain de la tisane déposée par Gertrude sur sa table de chevet, elle vida la tasse d’un seul coup et se sentit mieux. Tellement même qu’elle plongea bientôt dans un profond sommeil.
Un hurlement la réveilla et la jeta, le cœur fou et les jambes flageolantes, à bas de son lit. La tête encore embrumée, elle tâtonna à la recherche d’un peignoir dont elle se vêtit à la hâte et courut en direction du bruit. Des gémissements succédaient au cri et guidaient ses pas…
À son tour, elle cria :
— Que se passe-t-il ? Qu’y a-t-il ?
Personne ne répondit mais quand elle franchit la porte du cabinet de travail, elle dut se cramponner au chambranle, le cœur arrêté : un corps était étendu sur le tapis, face contre terre, un corps qu’un poignard planté entre les épaules clouait au sol, un corps enfin qui était celui d’Édouard.
CHAPITRE II
EN PLEIN CAUCHEMAR…
Assis au bord d’un fauteuil, les coudes aux genoux et les mains pendant entre ses jambes écartées, le commissaire Langevin contemplait, perplexe, la jeune femme qui lui faisait face. Croire à sa culpabilité lui paraissait invraisemblable en dépit des accusations quasi hystériques de la cuisinière et de celles, plus calmes mais aussi venimeuses, du valet. Le spectacle qu’elle offrait était à la fois plein de dignité et de désolation. Elle se tenait très droite sur la « chauffeuse » placée de l’autre côté de la cheminée, ses petites mains parfaites posées sagement sur ses genoux, mais son regard était fixe et des larmes incessantes glissaient le long de ses joues lisses jusque sur le satin couleur prune de la robe chinoise qu’elle avait revêtue instinctivement comme si ce vêtement de son pays pouvait la protéger des maléfices occidentaux.