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Par son ami Antoine Laurens, le policier avait entendu vanter la beauté de la jeune Mme Blanchard mais, ne l’ayant jamais rencontrée, il en faisait la découverte. Ravissante, en vérité ! Sans le léger étirement de ses longs yeux noirs, elle eût pu passer pour une Italienne ou une Espagnole mais ce faible signe de race lui conférait un charme exotique et captivant. Langevin comprenait que le diplomate limogé, dont le roman d’amour avait défrayé un temps la chronique parisienne, eût perdu la tête pour une telle femme. Seulement les potins disaient aussi que la « princesse mandchoue » était plus éprise de son époux qu’il ne l’était d’elle. Alors comment expliquer ce meurtre brutal en faisant abstraction des ragots de cuisine ? L’arme du crime était un élégant poignard chinois rapporté de Pékin dont Blanchard se servait comme coupe-papier. Un objet familier pour sa jeune femme mais il avait fallu de la force et surtout une implacable détermination pour l’enfoncer jusqu’à la garde dans le torse bien musclé d’un homme sportif et en pleine force. D’autre part, la pièce d’où le cadavre venait d’être enlevé était dans un ordre parfait et ne présentait aucun signe de lutte. À moins que les domestiques n’eussent tout remis en place avant l’arrivée de la police ?

Langevin poussa un profond soupir. Jusqu’à présent, il n’avait réussi à obtenir de Mme Blanchard que peu de mots, toujours les mêmes : « Ce n’est pas moi… Je ne l’ai pas tué. » Il fallait en tirer autre chose…

— Madame, fit-il avec une fermeté qui n’excluait pas la douceur, il faut que vous me parliez ! J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé ici. J’ajoute que vous en avez besoin autant que moi, plus peut-être…

Le regard absent se fixa sur lui :

— Il ne s’est rien passé, rien du tout.

— Comment pouvez-vous dire cela ? Votre époux est mort.

— Il est mort… oui… mais je ne sais pas comment…

— Nous pouvons essayer de le trouver ensemble. Qu’avez-vous fait cette nuit ?

— J’ai dormi. Que pouvais-je faire d’autre en l’absence de mon seigneur ?

La formule archaïque, normale peut-être en Chine mais si peu usitée en Europe, arracha l’ombre d’un sourire au commissaire.

— Vous prétendez qu’il n’était pas chez lui ?

— Je l’affirme. Il y a deux jours, il a reçu la… la lettre électrique écrite sur un papier bleu. Ne l’avez-vous pas trouvée ?

— Où était-elle ?

— Mais… là, sur la table à écrire. Il l’a laissée sur ces papiers. Je n’y ai pas touché.

— Quelqu’un d’autre a pu le faire. Que disait ce télégramme ?

— Qu’il devait aller très vite auprès de sa mère qui est malade avec gravité. Il a pris le train pour aller vers elle.

— Vous dites qu’il est parti pour Nice ?

— Oui. C’est là que demeurent ses parents vénérés.

— Vous les connaissez ?

— Non. Jamais je ne suis allée vers eux. Je crois qu’ils ne désiraient pas ma venue.

Langevin se surprit à éprouver un certain plaisir à entendre cette voix douce et un peu voilée. Néanmoins, il ne fallait pas qu’il s’y laisse prendre. Cette femme venait d’un pays où l’on s’entend à dissimuler ses sentiments. Il était même étonnant qu’elle montre ainsi sa douleur en laissant couler ses larmes.

— Donc, vous dormiez, reprit-il. Racontez-moi comment vous vous êtes réveillée, ce que vous avez fait !

— J’ai entendu des cris de femme… Gertrude, je pense. Je me suis levée et j’ai couru ici. Alors… j’ai vu.

— Votre mari a dû rentrer dans la nuit. Vous ne l’avez pas vu, pas entendu ?

— Non. Je dormais.

Le commissaire poussa un soupir, se leva et se mit à arpenter le tapis les mains nouées derrière le dos. En passant devant Orchidée, il lui tendit soudain un grand mouchoir à carreaux, parfaitement propre d’ailleurs, qu’il venait de tirer de sa redingote :

— Essuyez-vous les yeux et tâchez de pleurer un peu moins ! J’ai des choses graves à vous dire !

La brusquerie soudaine du ton offensa Orchidée. Elle ne prit pas le tissu offert mais tira de sa manche un carré de batiste et de dentelle dont elle tamponna machinalement ses yeux rougis :

— Ne pouvez-vous me parler sur un autre ton ? fit-elle avec dignité. Je ne suis pas accoutumée à ce que l’on me manque de respect.

Langevin arrêta net sa promenade et considéra la jeune femme avec stupeur :

— En quoi vous ai-je manqué de respect ?

— Je suis de sang impérial. Chez nous, il est indécent que les gens de police puissent s’approcher de moi autrement qu’à genoux et en frappant la terre de leur front. Or vous venez de vous adresser à moi sur un ton rude et dépourvu de courtoisie.

Abasourdi, le commissaire se laissa choir sur le premier siège venu et observa cette adversaire d’un nouveau genre comme si elle tombait d’une autre planète.

— Si je vous ai offensée je vous en demande mille pardons, grimaça-t-il, mais puis-je vous rappeler que vous êtes accusée d’avoir tué votre époux d’un coup de poignard ?

— Accusée par qui ?

— Vos serviteurs. Ils prétendent que M. Blanchard n’a pas quitté cette maison comme vous le dites et qu’hier soir, las de votre jalousie, il est allé passer la soirée… on ne sait où mais avec une femme qui est sa maîtresse depuis plusieurs mois…

— Mon mari ? Une maîtresse ? s’écria Orchidée indignée. Vous voulez dire sans doute une concubine ?

— C’est… à peu près ça !

— Il n’y a jamais eu d’autre femme ici ! Je suis première et seule épouse au foyer de mon seigneur. Si vous voulez parler d’une femme de mauvaise vie… je peux vous garantir qu’il n’a jamais eu le temps d’en fréquenter une. Et je vous assure qu’il est parti il y a deux jours…

— Encore une fois, vos serviteurs disent tout autre chose : votre époux est sorti, hier soir, en dépit du mécontentement que vous en éprouviez. Vous ne vous êtes pas couchée et vous avez attendu son retour.

— Je vous dis que je dormais et profondément. J’avais demandé que l’on me fasse une tisane apaisante…

— Dont on n’a retrouvé aucune trace. Permettez-moi de continuer ! M. Blanchard est rentré vers trois heures du matin. Vous l’attendiez et vous vous êtes disputés. D’un mot en est venu un autre… et vous l’avez frappé avec le couteau qui se trouvait sur ce bureau.

— Qui a bien pu vous raconter une fable aussi insensée ?

— Votre cuisinière. Elle ne réussissait pas à digérer le boudin mangé à son dîner et elle est descendue se faire un peu de thé. Elle a tout entendu.

Orchidée eut une exclamation de colère. Cet homme semblait tellement sûr de son fait !… Elle savait depuis longtemps que le valet et la femme de cuisine la détestaient. Cependant elle n’était pas femme à se laisser accabler sans réagir : elle se força au calme et leva sur le policier des yeux enfin secs :

— Je ne sais pas pourquoi ces gens mentent mais ils mentent. De cela je suis certaine. Jamais aucun nuage ne s’est élevé entre mon cher époux et moi et j’aurais préféré perdre la vie que lui déplaire. Pourquoi, au lieu d’accorder tant de crédit à ces gens, ne pas essayer d’apprendre ce qu’il en est de la santé de la mère vénérée ?

— Soyez certaine que nous allons nous en préoccuper. Vous connaissez leur adresse ?