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Il avait vite compris, néanmoins, que ses chances de voir ses sentiments payés de retour étaient inexistantes : Orchidée ne voyait, n’admirait qu’Édouard Blanchard. Cela se lisait dans ses yeux, dans le sourire involontaire qui épanouissait son visage comme une fleur dès qu’elle l’apercevait.

Pierre enferma donc ses propres sentiments au plus profond de son âme sans permettre qu’une basse jalousie vînt en ternir la pureté. Il aima pour lui-même, pour le seul bonheur d’aimer. Il sut se réjouir quand la jeune fille, en sauvant la vie d’Alexandra Forbes, donna la preuve la plus formelle de son attachement au clan des Occidentaux et ce fut d’un cœur ferme qu’il assista, après la libération, au mariage célébré par Mgr Favier. Mais sachant bien qu’il ne guérirait jamais, il se promit de se tenir aussi éloigné que possible du ménage Blanchard, n’accepta aucune invitation, éluda toute tentative de rapprochement et regretta même de ne pouvoir se faire remplacer quand, un jour, il vit leur nom sur la liste des voyageurs de sa voiture. Pour la première fois avec un rien d’amertume : on était loin de l’aventure tragique de Pékin et de l’héroïsme quotidien qui égalisait fortunes et rangs sociaux. Il eût aimé alors apparaître à la jeune femme sous l’aspect flatteur d’un voyageur riche et élégant, non sous sa vêture d’employé des Wagons-Lits.

Le couple se montra pour lui charmant, cordial, visiblement heureux de la rencontre tandis que lui ne se départissait pas d’un comportement courtois, souriant certes mais un tout petit peu distant, et s’il veilla sur eux avec plus de soin peut-être que sur les autres, il le fit avec assez de discrétion pour qu’ils n’en eussent pas conscience. Jamais voyage ne lui sembla aussi long ni aussi lentes les heures de la nuit passées sur son siège, au bout du couloir, les yeux fixés sur la porte d’acajou marqueté derrière laquelle reposait celle dont il n’avait jamais réussi à chasser l’image. Elle était plus belle que jamais alors, fort élégante en dépit de cette mode européenne qu’il n’aimait pas et trouvait même franchement absurde. Il eût cent fois préféré la revoir telle qu’elle lui était apparue au jour de son mariage, princesse de légende vêtue de satin couleur d’aurore et coiffée du charmant diadème de fleurs et de bijoux des Mandchoues de haute naissance. Cependant sa grâce était telle qu’Orchidée réussissait à paraître charmante et tout à fait à son aise sous le corset stupide, les rubans, les soutaches, les dentelles, les pampilles, les plumes et les fanfreluches de toutes sortes dont les couturiers affublaient leurs clientes : une vraie Parisienne ! Qu’il eût de loin préférée sous la blanche simplicité d’un drapé antique.

En se retrouvant tout à l’heure en face d’elle, Pierre reçut un choc. La voir seule et presque sans bagages à la coupée de son train lui causait une sorte de malaise en dépit de ce qu’elle donnait comme raison à ce départ subit : rejoindre à Marseille un époux parti quelques jours plus tôt pour Nice alors qu’il eût été tellement plus simple de partir ensemble ! De toute évidence la jeune femme ne se trouvait pas dans son état normal et, bien qu’il s’en défendît, l’ancien interprète flairait un je-ne-sais-quoi d’insolite, peut-être même un drame : cela tenait à la légère altération du timbre de la voix et aussi à cette voilette noire qui, malgré son épaisseur ne parvenait pas à cacher tout à fait ses traits tirés.

Lorsqu’il revint lui porter le menu, il sut que quelque chose n’allait pas. Débarrassé de son tulle à pois de velours qu’il avait bien fallu relever pour n’être pas ridicule, le visage d’Orchidée montrait un pli douloureux et même des traces de larmes, peu apparentes peut-être pour un indifférent mais trop claires aux yeux d’un amoureux. Sa « princesse de jade et de perle » souffrait. Mais de quoi ?…

À cent lieues d’imaginer les pensées qui s’agitaient dans la tête de cet homme qu’elle connaissait mal mais qui lui montrait une si délicate attention, Orchidée retrouvait peu à peu l’équilibre dont les dernières heures venaient de la priver. Le confort ouaté de son compartiment, le parfum subtil et familier d’un thé préparé comme elle l’aimait, sa chaleur et aussi le bercement rythmé du train agissaient sur elle comme un anesthésique tout en lui rendant des forces neuves.

Pour mieux l’isoler encore du monde extérieur, Pierre Bault tira les rideaux de velours avant le départ du train et la jeune femme ne vit rien des banlieues puis des campagnes que l’on traversait. C’était comme s’il voulait qu’elle ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’en vue de la mer bleue où elle voguerait bientôt.

Cependant, son repas de coquilles Saint-Jacques, d’œufs brouillés aux champignons, de fins haricots verts et de mousse au chocolat terminé – depuis son arrivée en Europe elle s’était découvert une véritable passion pour le chocolat –, elle dut accepter de passer quelques instants dans le couloir tandis que l’on préparait son lit.

Sachant bien qu’elle souhaitait surtout la solitude, Pierre Bault employa pour cela le temps du premier service au wagon-restaurant, celui qui drainait le plus de monde. Le couloir était vide à l’exception de la jeune dame au chinchilla qui, apparemment, n’avait pas voulu se déplacer et attendait comme sa voisine que l’on eût accommodé sa couchette pour la nuit.

Les compartiments des deux femmes ne se trouvaient séparés que par un seul sleeping. Elles étaient donc très proches mais si la jeune veuve, adossée à la cloison, ne prêtait aucune attention à l’autre voyageuse, celle-ci la regardait sans cesse avec la mine de quelqu’un qui brûle d’entamer la conversation mais n’ose pas trop s’y risquer. Finalement elle prit son courage à deux mains et se décida :

— Veuillez me pardonner de vous aborder sans avoir eu l’honneur de vous être présentée, fit-elle d’une voix contenue. Vous êtes l’unique voyageuse occupant seule un compartiment dans cette voiture et je me demande si vous consentiriez à me rendre un service.

Le visage était ravissant, le sourire charmant et sympathique, les yeux bleus bien francs, aussi Orchidée jugea-t-elle qu’il n’y avait aucune raison de ne pas répondre aimablement :

— Si ce n’est pas trop difficile…

— J’espère que non mais d’abord, il faut que je vous dise qui je suis : mon nom est Lydia d’Auvray, des Bouffes Parisiens…

— Excusez-moi, je vais peu au théâtre. Vous êtes comédienne ?

— Un peu et aussi chanteuse et danseuse. J’ai un certain succès, précisa-t-elle avec une satisfaction ingénue. C’est agréable, cependant cela vous vaut parfois aussi de gros ennuis avec les hommes…

— Vous devez plaire beaucoup, fit Orchidée en souriant. Vous êtes en effet très jolie !

— Merci beaucoup, bien que certains jours j’aimerais mieux l’être un peu moins. En ce moment, par exemple ! Je… je viens d’avoir une aventure avec un prince russe… un homme superbe… très riche mais affreusement jaloux et tyrannique au possible. Il… il me poursuit et… autant tout vous dire ! Je me suis enfuie…

En sortant du compartiment d’Orchidée, Pierre Bault lui coupa la parole mais, avec beaucoup de présence d’esprit, Lydia d’Auvray enchaîna sans changer de ton sur la beauté du paysage enneigé dont on entrevoyait vaguement la blancheur à travers des vitres qui ne reflétaient guère que les occupantes du couloir. Voyant qu’elles parlaient ensemble, il s’écarta d’elles et disparut au bout du wagon avec le garçon de service qui venait d’achever les lits.