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En désespoir de cause, elle se leva, enfila une robe de chambre et se rendit dans le bureau de son mari. Là, il lui sembla qu’elle respirait un peu mieux. L’odeur attardée du tabac anglais et celle, plus subtile, du cuir de Russie l’enveloppèrent à la manière de ces moustiquaires sous lesquelles, par les grandes chaleurs d’Extrême-Orient, on s’embarque comme sur un bateau de sauvetage et hors de portée des piqûres, des morsures, des formes suscitées par le clair de lune et de toutes les autres menaces de la nuit. La grande pièce habillée de livres qui servait aussi de bibliothèque lui parut amicale et même rassurante.

Elle alla ouvrir une fenêtre et prit deux ou trois respirations profondes comme Huang Lian-shengmu, la « Mère sacrée du Lotus jaune », lui avait enseigné jadis à le faire pour prendre haleine après un effort. La nuit de janvier était glaciale. Sous la lumière blême dispensée par les « papillons » à gaz des réverbères, l’avenue Velazquez montrait de dangereuses plaques noires et verglacées entre des dentelures sales de neige durcie. Les arbres réduits à des squelettes dessinés à l’encre de Chine semblaient à jamais figés dans leur nudité. Comment croire qu’un printemps pourrait réussir à faire resurgir de tendres pousses vertes de cet enchevêtrement presque minéral ? Comment croire que l’insouciant bonheur de ces quatre années écoulées pourrait refleurir après le passage de la lettre ?

Reprise par sa frayeur, Orchidée referma la fenêtre, tira les rideaux de velours et s’y adossa, considérant la grande pièce, jusque-là familière et chaleureuse, avec un sourd désespoir. Privée de la présence d’Édouard, elle revêtait tout à coup un aspect inconnu et vaguement menaçant, comme si la science et la culture d’Occident tapies derrière les centaines de reliures fauves frappées d’or éteint se dressaient soudain en face de l’intruse et formaient une infranchissable muraille au-delà de laquelle Édouard s’éloignait lentement, inexorablement. Et cela c’était l’ouvrage de la lettre…

Vingt fois peut-être Orchidée l’avait relue sans autre résultat que la savoir par cœur.

« Le fils du prince Kung attend toujours l’épouse choisie dès sa naissance pour entrer dans sa maison sous le voile rouge de l’hyménée. Patient et magnanime, il n’a jamais cessé de croire que les dieux sauraient te ramener un jour, cependant il estime que ce jour ne saurait tarder davantage. Tu dois rentrer. Néanmoins, si son noble cœur est prêt à oublier des années où ton esprit s’est égaré loin de la terre des ancêtres, il ne peut fléchir sans ton aide le juste courroux de notre souveraine gravement offensée par ta trahison. Pour qu’elle t’ouvre à nouveau des bras maternels il faut que tu t’engages avec loyauté sur le chemin de la pénitence en rapportant avec toi un gage de repentir.

« Près de ta demeure il y a celle d’un de ces voyageurs barbares et sans honneur qui tirent gloire d’avoir pillé les trésors des pays du Soleil Levant et de notre magnifique empire. Parmi ceux-ci un objet en particulier a une valeur sacrée aux yeux de Ts’eu-hi : l’agrafe de manteau du grand empereur Kien-Long volée jadis par un soudard franc durant le pillage du Yuan-ming-yuan[1]. Reprends ce qui nous a été dérobé et elle t’accueillera de nouveau comme sa fille. Il est temps d’oublier tes folies et de songer à ton devoir. Le 25e jour de ce mois, un navire nommé Hoogly quittera le port de Marseille pour Saigon d’où l’on te ramènera à Pékin. Ta place y sera retenue sous le nom de Mme Wu-Fang.

« Si, la veille, tu quittes Paris par le train que l’on appelle Méditerranée-Express, tu arriveras à point nommé et le guide chargé de te ramener t’attendra en gare.

« Tu dois obéir, princesse Dou-Wan, si tu veux voir se lever encore de nombreux soleils et si tu aimes assez ton ravisseur barbare pour souhaiter qu’il atteigne un jour la sage vieillesse… »

La « Mère sacrée du Lotus jaune » signait cette menace qu’il convenait de considérer avec respect car la vieille guerrière ne négligeait jamais rien et savait le poids des mots même s’il lui arrivait rarement de les employer. Ce message était sans doute le plus long qu’elle eût écrit de sa main, ce dont Orchidée doutait un peu. Les termes occidentaux prenaient sous son pinceau quelque chose d’incongru, de gênant. Il était déjà assez étrange d’apprendre que la demi-sœur du prince Tuan traquait à présent l’ennemi occidental sur son propre territoire.

Princesse Dou-Wan ! Orchidée ne répondait plus à ce nom depuis bien longtemps ! Exactement depuis ce jour, vieux de cinq ans, où Ts’eu-hi décidait qu’une Altesse, associée à une fille du peuple, quitterait la Cité Interdite et ses robes de satin pour s’infiltrer au cœur même du quartier des Légations, mêlée à la tourbe terrifiée des adorateurs chinois d’un dieu nommé Christ qui se pressait déjà pour demander aux armes des Blancs de la défendre du juste courroux des « Poings de Justice et de Concorde ». Il est vrai qu’il s’agissait d’une affaire grave : l’homme que l’Impératrice tenait pour le plus cher à son cœur, son cousin le prince Jong-Lu dont on chuchotait qu’il avait été son amant, cet homme entre tous aimé s’était oublié jusqu’à offrir à une jeune barbare dont il convoitait le corps blême le talisman offert autrefois par sa souveraine afin de le protéger de la mauvaise chance et des esprits néfastes. Il fallait impérativement retrouver le joyau et punir de mort celle qui osait s’en parer.

Le souvenir de l’instant où elle s’était trouvée investie de cette mission, Orchidée l’avait enfoui assez profondément dans sa mémoire pour espérer l’oublier. Il aurait dû normalement s’y dissoudre sans risque de troubler le cours harmonieux des jours. Ce qu’il n’avait pas fait. À présent, il reparaissait cruel et mordant comme une épine que l’on n’a pas extirpée et qui commence à pourrir. Orchidée aimait jadis l’Impératrice et sans doute l’aimait-elle encore. Avec le temps, seul subsistait le souvenir de ses bienfaits.

La scène se passait dans les jardins du palais, à l’ombre du temple appelé Tour de la Pluie et des Fleurs dont le toit rayonnait, soutenu par des piliers d’or enlacés de dragons. Ts’eu-hi se tenait assise sur un banc auprès d’un buisson de jasmin dont quelques blancs pétales s’étaient posés sur le satin abricot de sa robe. Elle ne faisait pas un geste et gardait le silence mais des larmes lentes glissaient sur ses joues. C’était la première fois que sa jeune compagne la voyait pleurer et ce désespoir muet la bouleversa. S’agenouillant sur le sable violet de l’allée, elle demanda humblement s’il était en son pouvoir d’apporter un adoucissement à tant de douleur. Ts’eu-hi, alors, soupira :

— La paix n’habitera plus mon cœur tant que le Lotus de jade ne sera pas revenu entre mes mains. Veux-tu m’aider à le retrouver ?

— Je n’ai aucun pouvoir, Vénérable…

— C’est une grande erreur. Tu possèdes celui que donnent la jeunesse, l’intelligence, l’agilité et l’adresse. La maîtresse des « Lanternes rouges » que j’ai appelée ce matin a déjà établi un plan. Elle propose, pour sa réalisation, une de ses filles nommée Pivoine. La connais-tu ?

— Je la connais. C’est peut-être la meilleure d’entre nous. Elle est habile à tous les exercices du corps mais aussi astucieuse, cruelle et sans aucun scrupule. Puis-je dire que je ne l’aime pas ?

L’Impératrice tira de sa manche un mouchoir de soie et tamponna d’un geste gracieux les pleurs qui s’attardaient sur son visage artistement peint. Ensuite, elle sourit :

— Tu le peux. Cependant, j’aimerais que tu l’accompagnes dans sa mission justement parce qu’elle est sans scrupules et ne m’inspire pas vraiment confiance. En outre, le Lotus ne saurait me revenir sur des mains vulgaires. Les tiennes me conviennent beaucoup mieux et comme tu as voulu, pour me servir, suivre l’entraînement des « Lanternes rouges », il me semble que le moment est venu de prouver ta valeur. En outre, tu es de sang impérial.