— Pendant une répétition, j’ai prié une copine de me prendre un billet de train pour le surlendemain en fin d’après-midi. Puis j’ai pris rendez-vous chez mon coiffeur. Bien sûr, Igor son domestique qui ne me quittait jamais d’une semelle, m’a emmenée mais, chez Gaetano, il y a une porte de derrière qui ouvre sur la rue Volney. À peine arrivée, j’ai demandé qu’on aille me chercher un fiacre, j’ai payé ce que j’aurais dû si je m’étais fait coiffer et j’ai filé dès que la voiture a été là. Je suis allée à la gare… et vous savez la suite !
— Il vous a retrouvée bien vite, il me semble ? dit Orchidée.
— Ça oui ! Je ne sais pas comment il s’y est pris. Peut-être que ma copine Fernande lui a tout dit, ou alors il a tiré les vers du nez de Gaetano. On se connaît depuis longtemps tous les deux. On est du même pays.
— Vous êtes italienne ? demanda la Générale.
— Non. Je viens de Nice où ma mère est marchande de fleurs. Seulement, ça, Grigori ne le sait pas. Il me croit la fille d’un « soyeux » de Lyon qui m’a reniée quand j’ai voulu faire du théâtre. Encore une chance qu’il n’ait pas eu l’idée d’aller lui demander ma main !
— Mais comme nous l’avons laissé dans cette ville, c’est une idée qui pourrait lui venir ?
— Voilà qui m’est égal ! Tout ce que je veux c’est ne plus le revoir et ça m’étonnerait tout de même qu’il réussisse à me retrouver. Chez nous, personne ne connaît Lydia d’Auvray…
— Ce n’est pas votre vrai nom ? demanda Orchidée.
— Je m’appelle Reparata Gagliolo. Allez donc faire carrière au théâtre avec un nom pareil !
— Mais, si vous rentrez à Nice, vous renoncez à la scène ?
— Seulement pour un temps, et encore ! Je trouverai peut-être un engagement à Monte-Carlo ou en Italie. De toute façon, j’ai de l’argent devant moi et je peux attendre. Grigori finira bien par rentrer en Russie. Mais assez parlé de moi ! Je voulais seulement vous dire que je n’oublierai pas ce que vous avez fait. Vous m’avez, autant dire, sauvé la vie !
— Vous croyez ? Moi je pense que cet homme vous aime et qu’il doit être malheureux !
Lydia haussa les épaules avec désinvolture :
— L’amour, l’amour ! On va loin avec ça ! Vous me voyez en grande dame russe ?
— Pourquoi pas ? Vous ne manquez pas d’élégance…
— Oh ! je sais que je peux faire illusion pendant un temps mais on aurait vite découvert que je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. Grigori lui-même finirait par en avoir assez de sa « Petite colombe », comme il dit, et qu’est-ce que je deviendrais, moi, perdue au fond d’une steppe ?
— On en revient, vous savez, fit la vieille dame en riant. À présent il y a même un train qui traverse la Russie et la Sibérie jusqu’à Vladivostok.
— Très peu pour moi ! Il me faut du soleil, dehors ou sur les planches. Encore merci, Madame la Princesse ! Je regrette beaucoup que vous partiez si loin parce que je n’aurai pas beaucoup de chances de vous revoir. La Chine c’est encore pire que la Russie mais, au fond, vous faites comme moi : vous rentrez chez vous ? Alors, je vous souhaite bon voyage… et aussi beaucoup de bonheur !
Orchidée aurait donné cher pour que la jeune Lydia ait la reconnaissance moins bavarde et elle la vit quitter son compartiment avec un certain soulagement tout en s’efforçant de préparer des réponses aux questions qu’elle sentait venir mais, à sa grande surprise, la Générale n’en posa aucune, se contentant de siroter ses dernières gouttes d’alcool avec une évidente satisfaction. Puis elle se leva pour rentrer chez elle en souhaitant une « bonne fin de nuit » à sa compagne. Et ce fut celle-ci qui posa la question, peut-être imprudente mais qui la tracassait depuis un moment :
— Comment avez-vous deviné que je suis mandchoue et non chinoise ?
— Mon défunt époux a été en poste à Tien-Tsin pendant plusieurs années. Là-bas, j’ai appris à voir les différences. C’est l’enfance de l’art quand on connaît bien les deux peuples…
— Est-ce que vous… aimiez la Chine ?
— Beaucoup ! Mais il est inutile d’employer l’imparfait : je l’aime toujours. Dormez bien ! Nous nous reverrons à Marseille…
Avec un soupir de soulagement, Orchidée referma au mieux sa porte que les coups de bélier administrés par le prince Grigori avaient rendue quelque peu branlante. Cependant, bien certaine que plus personne n’aurait l’idée d’assommer le conducteur et de se ruer sur sa personne, elle s’étendit sur son lit avec soulagement et trouva le sommeil sans peine. Jamais, en effet, même au temps du siège, elle n’avait subi journée plus éprouvante. Dormir était le seul bien précieux qu’elle ambitionnât.
Pendant ce temps, après avoir rabroué sa dame de compagnie qui s’obstinait à ne pas dormir et attendait, Dieu sait pourquoi, une attaque de terroristes, Agathe Lecourt ressortait de chez elle pour aller bavarder un petit moment avec Pierre Bault qu’en vieille habituée de la ligne elle connaissait depuis longtemps. Fort curieuse sans doute, elle désirait éclaircir quelques points obscurs entre ce qu’il avait dit de Mme Blanchard et les phrases étranges échappées à la chanteuse. Les points d’interrogation qui se bousculaient dans son esprit se résumaient, au fond, en une seule phrase : qu’est-ce que cette étrange et ravissante jeune femme allait faire au juste à Marseille ?
Connaissant le conducteur, elle aurait dû savoir qu’il était l’homme le plus discret du monde et que le faire parler quand il ne le voulait pas était un exploit. Il se contenta de répéter les paroles mêmes d’Orchidée :
— Elle va rejoindre son mari…
— Ah ! Et ils vont partir tous les deux pour la Chine ?
Si habitué que fût Pierre aux confidences les plus délirantes de ses passagers, il ne put retenir un haussement de sourcils surpris.
— C’est elle qui vous l’a dit ? fit-il doucement.
— Non. C’est la petite théâtreuse. Elle l’a remerciée de l’aide apportée en regrettant que son départ prochain pour l’Extrême-Orient rende impossible de prochaines retrouvailles. Qu’en pensez-vous ?
Pierre eut pour la vieille dame ce sourire charmant, un peu timide, qui lui attirait la sympathie de tous les usagers du Méditerranée-Express :
— C’est peut-être vrai et, si j’étais vous, je m’en tiendrais à ce qu’en dit Mme Blanchard elle-même. Vous avez trop d’imagination, Madame la Générale et, si vous voulez bien me le permettre, je crois que vous lisez trop de romans d’aventures.
— Ouais ! Je savais bien que vous ne me diriez rien mais je suis toujours partie de ce principe qu’il faut savoir risquer pour obtenir quelque chose. En l’occurrence, je ferais mieux d’aller me coucher, sinon je n’aurai pas fermé l’œil de la nuit et miss Price me dira encore que j’ai la figure à l’envers ! Bonne nuit !
— Je vous accompagne jusqu’à votre porte pour m’assurer que tout va bien dans cette voiture.
Mais plus aucun bruit, sinon quelques sonores ronflements, n’accompagnait le rythmé du train. En revenant vers sa place, Pierre passa une main légère sur la porte d’Orchidée pour s’assurer qu’elle tenait à peu près puis revint s’asseoir sur son siège. Cette histoire de départ pour la Chine le tourmentait. La jeune princesse l’avait-elle lancée pour se débarrasser d’une reconnaissance encombrante ? Telle qu’il la connaissait, elle ne souhaitait certainement pas revoir Lydia d’Auvray, sachant bien, en outre, qu’Édouard n’approuverait guère ce genre de relations. Oui, c’était sûrement ça !
Mais au moment où il se donnait à lui-même cette assurance Pierre s’efforçait de ne pas entendre une voix intérieure, toute petite et toute timide, qui chuchotait : « Et si c’était vrai ? Si Orchidée regagnait réellement son pays natal ? » Cela expliquerait bien des choses et d’abord le fait qu’elle voyageait seule, sans son époux alors que jamais on ne les voyait l’un sans l’autre. D’autre part, elle n’avait pratiquement aucun bagage… Cela signifiait quoi ? L’impulsive réaction d’une femme amoureuse incapable de se supporter seule dans sa demeure devenue trop grande et partie sur un coup de tête pour rejoindre son mari sans même se donner le temps d’emplir une malle ? Un mouvement de jalousie ? Non, c’était impossible : dans ce cas-là, Orchidée se rendrait à Nice où d’après elle, Édouard s’était rendu au chevet de sa mère.