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Une autre hypothèse montrait le bout de son nez : la belle Mandchoue allait vraiment s’embarquer pour la Chine, peut-être à la suite d’une scène de ménage. Ne voyant presque jamais les Blanchard, Pierre ignorait tout de leur vie intime. Se pouvait-il que le roman né au bord du canal de Jade eût atteint son dernier chapitre ? Cela expliquerait l’état de bouleversement dans lequel il avait vu la jeune femme. Mais comment savoir ? De toute façon, il y avait un drame quelque part, un drame contre lequel il ne pouvait rien en dépit de son amour.

L’idée lui vint d’abandonner son poste et de la suivre discrètement à Marseille. À ce stade du parcours on en était presque aux trois quarts du voyage. Il pouvait se déclarer souffrant et demander à l’un de ses collègues de s’occuper de deux wagons jusqu’à Nice ? Le coup assené par le prince Kholanchine pouvait justifier un malaise… La seule idée d’abandonner Orchidée, seule, dans une ville aussi cosmopolite, aussi turbulente et même aussi douteuse que le grand port méditerranéen soulevait chez lui une inquiétude proche de l’angoisse… Il fallait qu’il fasse quelque chose…

Le jour hivernal n’était pas encore levé lorsque le train fit son entrée dans la gare Saint-Charles. Le mistral qui soufflait depuis Valence balayait la poussière des quais et plaquait les vêtements sur les jambes de ceux qui s’y trouvaient.

Tandis qu’il aidait Orchidée à descendre, Pierre posa une question toute naturelle après avoir, du haut des marches, examiné les quelques personnes venues attendre les voyageurs :

— Je ne vois pas votre époux. Est-ce qu’il ne vient pas vous chercher ?

— Pas du tout. Il doit me rejoindre dans la journée à l’hôtel.

— Au Noailles, bien sûr ?

— Non. À celui qui est… tout près de cette gare. Nous… nous ne resterons pas à Marseille.

Mme Lecourt arrivait derrière la jeune femme flanquée d’une longue créature sans couleur définie – cheveux ni blonds ni gris, visage brouillé et vêtements de teinte neutre – qui faisait d’héroïques efforts pour ne pas bâiller. Avec son franc-parler coutumier elle se mêla aussitôt de la conversation :

— Le Terminus ? Quelle drôle d’idée ! C’est plein d’étrangers impossibles, de notaires de province et de commis voyageurs… sans compter les bruits et les fumées du chemin de fer.

— Nous n’y passerons qu’une nuit. C’est sans importance !

— Et ensuite vous vous embarquez ?

— Je crois… mais je ne suis pas certaine. Mon mari veut me faire une surprise.

Ces questions agaçaient la jeune femme. Ayant mis pied à terre, elle tendit la main à Pierre.

— Merci de vos soins et de votre gentillesse ! À bientôt peut-être ?

— Un instant ! Je vous appelle un porteur. Il vous conduira directement à l’hôtel.

Lui aussi était nerveux. Le chef de train lui avait refusé de descendre à Marseille :

— Ce serait bien volontiers, mon vieux, mais nous avons Lebleu et Vignon qui ont, eux aussi, le crâne en compote. Essayez de tenir le coup jusqu’à Nice ! Je vous le demande comme un service personnel.

Que répondre ? D’ailleurs, le mal n’était peut-être pas irréparable. Une fois à destination, il n’aurait qu’à sauter dans le premier train pour Marseille et revenir voir au Terminus comment les choses se passaient.

Cependant, la Générale, tout en marchant avec Orchidée vers les contrôleurs, lui faisait elle aussi ses adieux :

— Je suis un peu déçue. Ma voiture m’attend et je pensais que nous pourrions faire route ensemble jusqu’à votre hôtel. Est-ce que nous nous reverrons ?

— Il faut l’espérer. Personnellement, j’en serais très heureuse…

— Alors, échangeons nos adresses et, de toute façon, si vous aviez besoin de quoi que ce soit dans l’immédiat ou durant votre séjour, même très bref, dans cette ville, n’hésitez pas à m’appeler !…

Et, tirant de son sac une petite carte finement gravée, elle la tendit à Orchidée puis, la prenant brusquement aux épaules, l’embrassa sur les deux joues avant de s’éloigner à grands pas vers la sortie, miss Price trottinant sur ses talons. Orchidée s’aperçut alors qu’elle n’avait pas attendu qu’elle lui donne son adresse mais au fond c’était sans importance. Elle vit un cocher en livrée vert sombre et haut-de-forme à cocarde se précipiter vers la vieille dame et son ombre puis, s’en désintéressant, elle suivit son porteur qui se dirigeait vers une autre sortie, pensant ainsi achever de couper les ponts avec son existence occidentale.

En dépit du dédain affiché par la générale Lecourt, le Terminus-Hôtel était une excellente maison, d’ancienne et bonne réputation, pourvue d’un personnel aussi courtois que discret. Orchidée s’y inscrivit sous le nom de Mme Wu-Fang, celui que la lettre indiquait pour son voyage et, faute de pouvoir présenter un passeport quelconque, déclara que son époux la rejoindrait le lendemain avec leurs papiers à tous deux. En foi de quoi, on mit à sa disposition une chambre confortable, tendue de reps jaune et de passementeries bleues sur laquelle régnait une gravure représentant Notre-Dame-de-la-Garde. Deux fenêtres avec balcon donnaient sur le magnifique panorama de la ville qui s’étendait, gris et rose, jusqu’à l’échancrure bleue du Vieux-Port.

Depuis son arrivée en France, Orchidée gardait un excellent souvenir de Marseille. Elle en avait aimé le prodigieux enchevêtrement de chars, de voitures à tentes, de tramways à sifflets, de flâneurs, de marins, de femmes qui, à la façon de leurs ancêtres grecques, portaient sur leurs têtes bien droites paniers de fruits, de pains ou jarres d’huile ou, à la hanche, des corbeilles de poissons scintillants de fraîcheur. Les dames élégantes et les beaux attelages ne manquaient pas non plus car l’ancienne Phocée, grâce au percement de l’isthme de Suez, avait retrouvé richesse, importance et prospérité. Cette vie grouillante aboutissait à la mer que soulignait, au ras de l’eau, une forêt de mâts, de vergues, de filins et de haubans. Orchidée en avait aimé l’exubérance, les vives couleurs, la lumière et l’air bleu des petits matins. Mais parcourir une ville au bras d’un homme entre tous chéri, dans l’insouciance et le bonheur, ou bien la contempler dans la solitude du haut d’un troisième étage ne présente pas les mêmes charmes, surtout lorsque l’on sait que ces images, on ne les reverra plus.

Peu désireuse de reprendre contact avec la ville, la jeune femme décida de ne pas sortir. Sans doute aurait-elle le temps, demain matin et avant de s’embarquer, d’effectuer les quelques achats indispensables en vue de la longue traversée. Elle se contenta de faire savoir que, fatiguée, elle voulait être servie dans sa chambre mais réclama des journaux. Non pour voir si l’on y parlait de l’assassinat de son époux – il était encore trop tôt pour les publications de province et le drame n’y paraîtrait guère que le lendemain en admettant qu’il parût assez important pour intéresser les gens du Midi – mais pour y voir l’heure du départ de son bateau et quel en était le quai d’embarquement.