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Sans s’émouvoir, le policier leva sur l’intrus un regard gris tout juste un petit peu plus las que d’habitude. La lassitude était en effet son expression coutumière et si ses collègues de la Police Judiciaire savaient à quoi s’en tenir, il n’était pas rare qu’un malfaiteur se laissât prendre à cet air exténué pour s’apercevoir un peu trop tard qu’il cachait un esprit toujours en éveil et des réactions fulgurantes. Il n’était jamais bon de prendre Langevin pour un imbécile.

Repoussant le quotidien qu’il finissait de lire, celui-ci adressa un sourire aux tulipes citron que contenait son vase de barbotine verte, chercha sa pipe à tâtons et se mit à la bourrer avant d’accorder un regard au visiteur vêtu de tweed beige fatigué qu’il connaissait depuis trop longtemps pour se formaliser de ses manières. Cela fait, il alluma soigneusement le fourneau d’écume représentant une tête de Sioux – cadeau récent d’une amie américaine –, se laissa aller dans son fauteuil de cuir, tira deux bouffées avec une visible volupté et, enfin, soupira :

— Je me doutais bien que vous alliez me tomber dessus à un moment ou à un autre mais comme je comptais vous appeler, c’est toujours ça de fait. Cependant je ne vous attendais pas si tôt…

— Autrement dit, vous êtes plutôt content de me voir mais vous ne répondez pas à ma question. Alors, je répète : qu’est-ce que cette ineptie ?

— Si seulement je le savais ! D’abord croyez que je suis désolé. Je connais vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et j’imagine…

— Après, l’imagination ! Votre phrase est incomplète. Vous auriez dû dire : vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et sa femme. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que cette pauvre petite qui vénère son époux ait pu l’assassiner ?

— Les faits… et aussi les témoignages. Mais d’abord d’où arrivez-vous dans votre tenue de campagne ? Vous partez en voyage ?

— Non. J’en arrive. Tout juste débarqué du Rome-Express, j’ai buté à la gare de Lyon dans un petit crieur de journaux qui braillait ce titre insensé : « L’ancien diplomate Édouard Blanchard assassiné par sa femme ! » Je l’ai acheté et je me suis rué dans un fiacre pour être conduit ici. Pendant le parcours j’ai eu le temps de lire ! Et quand je dis que c’est insensé c’est parce que je n’ai pas d’autre mot sous la langue…

— Calmez-vous et écoutez-moi ! Il y a contre elle deux témoignages accablants.

— Ceux des domestiques ? J’ai vu ! Et vous croyez ces gens-là ?

— Difficile de n’en pas tenir compte lorsqu’ils sont aussi formels !

— Et le concierge ? Il n’a rien vu ? rien entendu ?

— Non. Il a cru entendre le bruit d’une voiture. Encore était-ce très vague avec la neige qui est tombée. En tout cas, on n’a pas demandé la porte, preuve que l’on avait la clef, ce qui est normal quand il s’agit du propriétaire ou tout au moins de son fils !

— Mais enfin, si j’ai bien compris ce que dit Mme Blanchard, son mari était parti pour Nice depuis deux jours. Quelqu’un a bien dû le voir monter en voiture avec des bagages ?

— Pas le concierge en tout cas ! Il était allé faire une course à ce moment-là…

— Tant pis !… Trouvons autre chose ! Par exemple, pour aller à Nice on prend le train et je ne vois pas Édouard voyager dans un wagon à bestiaux. Il a dû retenir un sleeping !

— Non, rien du tout ! En fait… il n’y a aucune trace du passage de M. Blanchard en gare de Lyon. Vous voulez une tasse de café ?

— Vous avez ça ?

— Nous sommes assez bien outillés.

Quittant sa table, le commissaire alla ouvrir la porte qui communiquait avec le bureau voisin et demanda :

— Ayez donc l’amabilité de nous apporter deux tasses de café, Pinson, sans oublier une troisième pour vous ! Puis, revenant à son visiteur, il expliqua : Ce garçon arrive à faire une mixture assez valable sur le poêle de son bureau. En y ajoutant un peu de mon vieux marc de Bourgogne ce n’est pas désagréable ! En même temps, ce cher Pinson vous racontera comment Mme Blanchard lui a faussé compagnie.

— Le journal dit, en effet, qu’elle s’est enfuie…

— Oui, mais il ne dit pas ce qu’elle a fait à mon inspecteur parce que j’ai exigé que la Presse ne soit pas au courant. Elle a déjà suffisamment tendance à ridiculiser la Police.

L’instant suivant – preuve que ledit café devait être tenu au chaud sur le poêle en question – l’inspecteur Pinson faisait son entrée précédé d’un plateau sur lequel reposait une cafetière émaillée, un sucrier et trois tasses. Langevin compléta l’ensemble en y ajoutant une bouteille d’allure vénérable qu’il sortit d’un cartonnier. Laquelle bouteille alluma une lueur d’intérêt dans l’œil du nouveau venu.

Présentations faites, Pinson, à la demande de son chef, raconta comment Orchidée s’était débarrassée de lui en l’assommant proprement avec un champignon à chapeaux avant de le bâillonner et de le ligoter…

— Croyez-moi, c’est une professionnelle, cette femme-là ! conclut-il. Belle comme une déesse mais capable des pires tours. Je me suis juré que personne d’autre que moi ne l’arrêterait ! Ce sera un vrai plaisir de lui passer les menottes !

— J’aimerais que vous réfléchissiez avant d’en venir là, fit doucement Antoine quelque peu réconforté par le chaud breuvage et surtout par les vertus roboratives du vieux marc.

— Réfléchir à quoi ? Elle est coupable, un point c’est tout ! assura le jeune policier.

— C’est aller un peu vite. Mon cher Langevin, je suppose que vous avez encore présents à la mémoire les événements de la fin de l’été dernier, l’assassinat du père Moineau et le coup de téléphone que je vous ai passé depuis Dijon en vous demandant de prévenir mon ami Édouard Blanchard du danger que représentait, pour lui et pour sa femme, cette Mandchoue nommée Pivoine.

— Je n’ai rien oublié, Laurens. D’autant que nous n’avons jamais réussi à mettre la main sur cette bonne femme et chez nous, les échecs demeurent beaucoup plus présents que les succès. Elle a dû quitter la France et…

— Comment ? Je suppose que son signalement a été donné aux gares, aux ports et aux frontières.

Langevin haussa les épaules et redressa l’une des tulipes jaunes qui penchait un peu.

— Souvenez-vous que cette femme a tué Moineau sous un déguisement d’homme, qu’elle est habile à se grimer et qu’en dépit d’une surveillance étroite nous n’avons trouvé aucune trace chez les Chinois qui habitent Paris bien qu’ils ne soient pas très nombreux.

— Je suis d’accord mais, en admettant qu’elle soit partie, elle a pu revenir et, à mon avis, c’est elle ou quelqu’un de sa bande qui a tué Blanchard ! Voyons, c’est l’évidence même !

— Un peu de calme ! Je ne vous ai pas attendu pour y penser, grogna le commissaire. Seulement il y a quelque chose qui s’oppose formellement à votre version des faits.

— Et c’est ?

— Mais les domestiques, voyons ! Ils détestent Mme Blanchard parce que c’est une « Jaune », comme ils disent. Vous ne les voyez tout de même pas couvrir – et en prenant de gros risques ! – le crime d’une de ses pareilles ?

— Avec de l’argent on obtient n’importe quoi !

— Pas avec d’anciens serviteurs. Ceux-là ont servi jadis chez les parents Blanchard. Il est normal qu’ils se soient proposés pour tenir la maison du nouveau couple.

— Et ça vous paraît normal qu’ils aient accepté de servir cette Jaune qu’ils méprisent tant ?