— Ils ont connu Édouard quand il était adolescent. Ils devaient l’aimer. Du moins ils le disent…
— Orchidée aussi l’aimait. J’en mettrais ma tête à couper…
— Faites excuses, dit Pinson en se frottant le crâne, mais c’est loin d’être une tendre. Si son mari la trompait comme l’assurent les larbins, elle a pu perdre un peu les pédales…
Le téléphone sonna dans l’autre pièce et fit sortir Pinson au plus beau moment de sa démonstration. Agacé, Antoine saisit la bouteille de marc et s’en versa une rasade qu’il avala d’un trait :
— Je vois que je perds mon temps, fit-il. Votre siège est fait : Mme Blanchard est coupable, un point c’est tout. Un peu facile !
Langevin tira une grosse bouffée de sa pipe, balaya la fumée de la main et s’accouda au cuir vert de son bureau. Puis, regardant le peintre bien en face :
— Asseyez-vous et écoutez-moi bien ! Mon siège, comme vous dites, est fait mais pas dans le sens que vous imaginez. Je ne crois pas vraiment que Mme Blanchard ait tué son mari.
— Hein ?… Alors que signifie tout ça, gronda Antoine en reprenant le journal qu’il agita sous le nez du commissaire.
— Je vous ai dit de me laisser parler !
Maté pour le moment, Antoine se rassit :
— Cette quasi-certitude, je l’ai acquise en faisant passer l’appartement au peigne fin par mon ami Alphonse Bertillon dont les découvertes en dactyloscopie commencent à être prises très au sérieux depuis qu’on les a employées dans deux ou trois affaires importantes. Néanmoins, ils sont encore nombreux, dans la pègre et ailleurs, ceux qui ne savent pas ce que les empreintes digitales peuvent apporter dans une enquête.
— Je crains que cette douce ignorance ne dure guère.
— Aussi convient-il d’en profiter. J’ai donc fait appel aux lumières de Bertillon qui, outre la maison, a examiné de près le cadavre et surtout l’arme du crime. Or, on y trouve toutes sortes d’empreintes : celles de Blanchard lui-même, de Lucien le valet, de Gertrude aussi mais il y a sur la poignée une série de marques tout à fait étrangères : celles d’un homme aux doigts larges que nous cherchons en ce moment à identifier…
— Merveilleux ! s’écria le peintre. Il n’y a plus qu’à envoyer un démenti aux journaux et à…
— Pas si vite ! Si nous mettons la main sur cette belle dame elle n’en sera pas moins arrêtée.
— Quoi ? Mais vous venez de dire…
— Qu’elle est sans doute innocente du meurtre. Cependant, outre que nous n’avons aucune certitude tant que nous n’aurons pas découvert le propriétaire des empreintes, elle reste sous le coup de deux autres accusations Une : voies de fait sur la personne d’un policier dans l’exercice de ses fonctions…
— Vous n’allez pas lui chercher des histoires pour une broutille pareille ? Il est tout vif et tout frétillant, votre inspecteur.
— Vous pouvez ajouter qu’il n’est pas rancunier. Ce qui l’indigne c’est d’avoir été aussi mal payé de sa gentillesse envers la prisonnière. Mais je reprends mon énumération. Deux : si Mme Blanchard n’est pas une meurtrière, elle n’en est pas moins une voleuse.
— Une voleuse ? Voilà autre chose ! Où avez-vous été chercher ça ?
— Au musée Cernuschi… juste en face de chez elle. Vous n’avez pas pris le temps de lire tout votre journal. L’un des objets les plus précieux, l’agrafe d’or et de turquoises de l’empereur Kien-Long, a été dérobé la veille du crime par une femme correspondant point par point à la description de votre amie. J’ajoute que nous avons trouvé les vêtements qu’elle portait et que le personnel du musée les a reconnus aussitôt. Voilà ! Alors, là-dessus aucun doute !
— C’est incroyable, néanmoins ! s’écria Antoine démonté. Qu’est-ce qui lui a pris de faire une chose pareille ?
— Je vais vous dire comment je vois la chose dans l’état actuel de nos connaissances. Mme Blanchard avait le mal du pays. Elle devait tout de même se sentir un peu perdue… et peut-être pas très heureuse dans un environnement pas vraiment amical. Je sais que le couple sortait peu dans le monde où, dans les débuts, elle jouait un peu les curiosités de salon. Rôle dont elle s’est vite lassée. Ajoutons le fait qu’elle est une femme de haute naissance, une princesse pour l’orgueil de qui ce genre de situation devait être pénible. Si, d’aventure, son amour pour son époux s’est affaibli, elle en est peut-être venue à souhaiter rentrer en Chine. Auquel cas le vol du bijou se comprend comme un gage de repentir qu’elle souhaitait emporter avec elle. En outre, si M. Blanchard s’était offert… une fantaisie, elle ne l’a sûrement pas supporté. Alors, ou bien il a voulu l’empêcher de partir ou bien…
— Vous n’êtes pas logique, Commissaire ! Il y a un instant vous me disiez que vous ne croyiez pas à sa culpabilité et vous venez de me démontrer clairement toutes les bonnes raisons qu’Orchidée pouvait avoir de tuer Édouard ?
— Je sais… et je n’ai jamais prétendu que cette affaire était facile. Elle me soucie beaucoup !
— Passons à autre chose ! Elle s’est enfuie : avez-vous retrouvé sa trace ? Savez-vous où elle est allée ?
— Si ma théorie tient, elle doit essayer de gagner Marseille pour s’embarquer par le prochain courrier pour l’Extrême-Orient. Les Messageries Maritimes en font partir un tous les mois, le samedi. Nous sommes mercredi. Demain Pinson part pour Marseille afin d’y prendre langue avec nos collègues des Bouches-du-Rhône et surveiller samedi le quai d’embarquement du paquebot « Hoogly »… C’est le seul de mes hommes qui la connaisse et vous pouvez être sûr qu’il ne la ratera pas.
Antoine se leva, étira sans façon ses longs bras en étouffant un bâillement.
— Merci de ce que vous m’avez appris, Commissaire ! Cependant… et sans vouloir vous donner de conseils, si j’étais vous je ferais surveiller étroitement les domestiques. Ce sont peut-être de vieux serviteurs dans la meilleure tradition mais, sinophobes ou pas, ils ne me font pas l’effet d’être très catholiques…
Un brusque sourire – une rareté chez lui ! – étira brièvement les lèvres et la moustache de Langevin :
— Auriez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? On ne les lâche pas d’une semelle mais pour l’instant rien à signaler : ils attendent l’arrivée de la famille. Cependant, comme un conseil en vaut un autre, si j’étais vous j’irais me coucher. Vous me semblez bien fatigué !…
— Pas à ce point-là !
— Sans doute mais vous devriez tout de même prendre un peu de repos… ne fût-ce que pour être dispos quand vous reprendrez, ce soir, le train pour Marseille !
Antoine se mit à rire et, attrapant son chapeau, il s’en servit à la manière d’un feutre empanaché pour un salut très grand siècle :
— Je vous intronise roi des « flics » mon cher Langevin ! Vous me percez à jour. Cependant je vous demande de croire que je ne songe qu’à une chose : vous aider à faire éclater la vérité.
— J’espère sincèrement que vous vous en tiendrez là. Il ne me serait pas agréable du tout de vous trouver de l’autre côté de la barricade.
Sans répondre, cette fois, Antoine enfonça son chapeau sur sa tête, réendossa son paletot, reprit son sac et son journal puis adressant au policier un signe qui le saluait, il sortit enfin du bureau, retrouva son fiacre qui l’avait patiemment attendu et lui indiqua de le conduire chez lui, rue de Thorigny.
Il possédait là, dans un vieil hôtel charmant qui avait vu passer Mme de Sévigné et abrité quelque temps le président de Brosses, un appartement de garçon composé d’un grand atelier, d’une sorte de petit salon-fumoir qui servait aussi de salle à manger quand par hasard le peintre prenait ses repas chez lui, d’une salle de bains, d’une cuisine, d’un office et de deux chambres dont l’une était occupée en permanence par Anselme, le « maître Jacques » polyvalent chargé de veiller sur la demeure et les biens d’un patron avec lequel il entretenait des relations variables quant à l’intensité mais toujours dévouées.