— Ah ! L’histoire de la fistule ! fit Antoine éclairé. Ainsi cette dame est sa descendante ?
— En ligne directe, Monsieur, ce dont elle est justement fière !
Tandis que son interlocuteur continuait à dérouler les fastes évanouis de la famille Bégon, Antoine essayait de comprendre pour quelle raison cette dame s’intéressait à Orchidée au point de se lever pratiquement à l’aurore pour s’enquérir d’elle. Ne trouvant aucune réponse valable à la question, il pensa non sans mélancolie que le temps était peut-être venu de se séparer d’un quatrième billet…
— Consentiriez-vous à me donner l’adresse de Madame la générale… Lecourt ? C’est bien ça ?
Mais cette fois son interlocuteur paraissait décidé à travailler pour la gloire :
— C’est bien ça ! Oh, Monsieur, c’est avec plaisir que je vais vous la donner. Depuis que les journaux nous ont appris qui était très certainement cette affreuse créature, nous nous tourmentons pour une concitoyenne dont la charité nous est bien connue. Allez la voir s’il vous plaît et veuillez essayer de la raisonner : en aucun cas, elle ne doit chercher à s’occuper d’une meurtrière ! Et vous-même…
Agacé au possible, Antoine darda sur le portier un regard sévère :
— Une meurtrière ? Comme vous y allez ! Gardons-nous, je vous prie, des jugements trop hâtifs…
— Mais, Monsieur, les journaux…
— Nous font avaler au moins autant de sottises que de vérités. Avant de condamner si fermement une de vos clientes – car elle le fut, n’est-ce pas ? – vous devriez attendre un peu…
— Attendre quoi ?
— Je ne sais pas, moi… qu’on lui ait coupé la tête ! Ainsi vous ne risquerez pas qu’elle vous attaque un jour en diffamation ! À tout à l’heure !
Et, sur cette plaisanterie d’un goût détestable, Antoine prit sa clef et se dirigea vers l’ascenseur en sifflotant une ariette de Bach. Purement machinale d’ailleurs car il ne se sentait pas vraiment le cœur à chanter. Le destin semblait prendre un malin plaisir à renforcer le rideau d’ombres qui le séparait de la jeune femme. Qu’est-ce que la descendante d’un intendant des galères du Roi-Soleil pouvait avoir à faire avec une petite princesse mandchoue échappée depuis à peine cinq ans à l’univers hermétiquement fermé de la Cité Interdite ?
Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées, Antoine s’accorda le répit d’un bon bain et d’un solide petit déjeuner. Ses meilleurs instants de réflexion, il les trouvait plus facilement lorsqu’il était immergé dans une grande baignoire pleine d’eau chaude qu’il faisait suivre d’une douche froide, pour éviter le ramollissement des muscles, d’un vigoureux étrillage à la lanière de crin et d’une lotion à la lavande anglaise pour finir devant un pot de café fort et brûlant accompagné de quelques tartines de pain frais bien beurré, de marmelade d’orange, de croissants chauds et de fines lamelles de jambon de pays.
La première chose à faire, bien sûr, était de rendre visite à cette dame pour tenter d’y voir plus clair dans son comportement. Le paquebot Hoogly ne levait l’ancre que le surlendemain, puisque l’on était jeudi, et l’inspecteur Pinson n’arriverait que le vendredi. La marge était un peu étroite, évidemment, mais devait lui suffire à mettre la main sur Orchidée.
Pour en faire quoi ? Au fond, il n’en savait trop rien, comptant un peu sur les circonstances et l’inspiration du moment. Le plus simple serait peut-être de la cacher quelque temps à Château-Saint-Sauveur le bien nommé – et pourquoi donc pas en compagnie de l’homme à la jambe cassée ? –, puis de lui procurer de faux papiers et de réquisitionner le bateau d’un ami grâce auquel on pourrait, de nuit, la conduire jusqu’à Gênes… d’où on la ferait embarquer pour où elle voudrait…
Le côté peu légal de ce beau projet ne troublait en rien la conscience d’un peintre dont les pinceaux réputés servaient de couverture à des activités beaucoup moins claires : celle d’un habile agent secret fidèlement attaché au 2e bureau et celle, encore plus secrète, d’un « amateur » de pierres précieuses qui, sans qu’ils s’en doutent, avait déjà donné pas mal de fil à retordre au commissaire Langevin et à ses pareils.
Ayant ainsi ébauché un plan, Antoine choisit un élégant costume du matin en fil-à-fil gris clair rehaussé par un gilet d’un ton plus soutenu, se coiffa d’un melon assorti, prit des gants de cuir fin puis, jetant son paletot sur ses épaules, se considéra un instant dans un miroir avec un mélange de satisfaction et d’irritation : il détestait s’habiller mais reconnaissait qu’en certains cas, c’était tout à fait indispensable. Par exemple lorsqu’il s’agissait de rendre à une grande bourgeoise d’un âge certain une visite matinale.
Ainsi équipé, il descendit dans le hall et demanda qu’on lui appelle une voiture.
CHAPITRE V
QUI ÉTAIT AGATHE LECOURT ?
Lorsque le fiacre déposa Antoine à l’adresse indiquée par le portier, il se félicita d’avoir fait quelques frais et ce fut d’un pas assuré qu’il alla sonner à la grille d’une imposante demeure, située près du Prado, qui avait dû voir le jour sous Napoléon III et qu’il jugea affreuse au premier coup d’œil. Il détestait en effet le style troubadour, ses tourelles, ses pignons gothiques, ses fenêtres à meneaux et tout ce fatras d’un autre âge qui procurait aux dames l’exaltante impression de jouer les princesses lointaines attendant le retour problématique de quelque chevalier croisé parti au moins autant à la traque des houris de Mahomet qu’à la défense du tombeau du Christ… Heureusement, un magnifique jardin entourait cette monstruosité sur laquelle un jardinier génial s’efforçait d’accumuler un maximum de plantes grimpantes à fleurs et, en vérité, rosiers, jasmins, bougainvillées et glycines semblaient bien partis pour venir à bout des phantasmes de l’architecte.
Un maître d’hôtel compassé, auquel il remit sa carte et ses excuses de se présenter à une heure peu conforme aux usages, ouvrit devant lui un hall immense qui devait bien faire vingt-cinq mètres sur huit et d’où partait un grand escalier à double révolution permettant d’atteindre la galerie en surplomb qui faisait le tour de la pièce. Une verrière couvrait l’ensemble, diffusant la joyeuse lumière d’un joli matin sur une forêt d’aspidistras au milieu de laquelle des poufs et des fauteuils crapauds capitonnés de velours rubis avaient l’air d’énormes fraises cultivées en serre. Le serviteur y laissa Antoine après lui avoir désigné la plus grosse des « fraises » d’un geste solennel.
Il revint au bout d’un moment pour inviter le visiteur à le suivre et le conduisit dans un salon du rez-de-chaussée qui, avec ses piliers et ses voûtes d’arêtes, ressemblait assez à une chapelle gothique de taille réduite dans laquelle on aurait accumulé les dépouilles d’un musée d’Extrême-Orient. Ce n’étaient que paravents de laque noir et or, statues de Bouddha cohabitant avec un Çiva dansant en argent, tapis et faïences chinois de cet admirable turquoise profond qui en a fait la réputation, vitrines contenant des objets brillants trop nombreux pour être répertoriés d’un premier coup d’œil et, enfin, quelques sièges d’ébène venus de Pékin dont on s’était efforcé de corriger l’inconfort à l’aide de coussins de velours violet.
Abandonné dans cet univers qui sentait l’encens et le santal, Antoine vit bientôt arriver la maîtresse des lieux, imposante en dépit de sa petite taille dans une robe de popeline cyclamen garnie de dentelles, ses cheveux gris auréolés d’une charlotte de mousseline et de rubans de même couleur. Debout au milieu de la pièce et sans se soucier d’offrir un siège à son visiteur, elle attendit, après le bref échange des salutations, qu’Antoine eût fini de s’excuser d’avoir osé se présenter chez elle à une heure aussi indue et sans y avoir été convié. Il le fit d’ailleurs avec une grande sobriété : la mine de cette vieille dame n’invitait guère aux circonlocutions :