— Je ne me serais pas permis de vous déranger, Madame la Générale, sans une raison grave : une amie qui m’est chère vient de disparaître dans Marseille et j’ai tout lieu de croire que vous vous êtes intéressée à elle…
La petite main potelée ornée d’un simple anneau d’or désigna enfin l’un des larges et raides fauteuils de bois noir tandis qu’une flamme amusée s’allumait dans le regard violet qu’elle abritait depuis un moment derrière un face-à-main de vermeil serti d’améthystes :
— Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur Laurens, dit-elle. Vous êtes un peintre renommé et, en outre, vous appartenez à ce pays. Sinon je ne vous aurais pas reçu. À présent dites-moi qui vous a donné mon adresse ?
— Le portier du Terminus où je suis descendu ce matin en débarquant du Méditerranée-Express. Il m’a dit qu’hier, dans la matinée, vous êtes venue vous enquérir d’une « dame asiatique »… tout comme je l’ai fait moi-même… et je souhaite vous demander les raisons de cet intérêt inattendu.
Agathe Lecourt ne put s’empêcher de rire :
— Tout simplement ! Eh bien, vous êtes direct et je dois dire que cela ne me déplaît pas. Je vais donc répondre à votre question. Ayant beaucoup voyagé, principalement aux Indes et en Chine, je m’intéresse toujours à tout ce qui me paraît un peu exotique et plus encore s’il y a quelque chose de bizarre. Que voulez-vous, je suis curieuse.
— C’est, selon les opinions, un défaut ou une qualité. Pour une femme c’est un privilège. Et cette… dame était bizarre ?
— Je vous prends pour juge. Dans le train j’ai fait la connaissance d’une exquise Mandchoue, très belle et très élégante, dans des circonstances que je vous conterai si je décide que vous serez un jour un ami…
— Ne vous donnez pas cette peine, Madame la Générale ! je les connais déjà.
— Tiens donc ! Vous êtes voyant, mage, fakir ou…
— Rien du tout, mais Pierre Bault, le conducteur du sleeping, est un ancien et cher ami. Nous avons combattu ensemble pendant le fameux siège des Légations à Pékin. Il m’a téléphoné car lui aussi est inquiet pour elle.
— Je vois. Donc je reprends : je rencontre cette jeune femme et je m’aperçois qu’elle a plusieurs identités à sa disposition : pour ce cher Pierre – que je connais bien aussi, figurez-vous ! – elle se nommait Mme Blanchard, mais la jeune personne que poursuivait son amant russe disait qu’elle était princesse. Enfin, à l’hôtel Terminus on ne se rappelait qu’une Mme Wu-Fang d’ailleurs évanouie dans les brumes du matin. J’ajoute qu’à la lecture des journaux d’hier il semblerait que notre conducteur soit dans le vrai…
— La jeune personne aussi, coupa Antoine sèchement. Avant son mariage Mme Blanchard était la princesse Dou-Wan, parente de l’Impératrice.
— Je n’en ai pas douté un seul instant. J’ai su, au premier coup d’œil, qu’elle est mandchoue et de haute naissance. Quand on a longtemps vécu en Chine, comme moi, il y a des détails qui ne trompent pas… Cela dit, nous pouvons lui ajouter un autre qualificatif : c’est une meurtrière.
Le mot fut lancé si brutalement et de façon si imprévisible qu’Antoine fronça les sourcils, envahi par une désagréable impression. Néanmoins, il réussit à conserver un calme parfait :
— Et le sachant vous l’avez tout de même recherchée ? Était-ce pour la livrer à la police ?
Échappé des doigts qui le tenaient, le face-à-main retomba au bout de son ruban de velours cependant que la Générale rougissait un peu :
— Pour qui me prenez-vous, Monsieur Laurens ? Je n’ai que faire des besognes de basse police. C’est à elle de faire son travail. Moi, je suis seulement une femme que l’âme humaine passionne. Avouez qu’une pareille rencontre avait de quoi susciter mon intérêt ? Si je l’avais trouvée, je comptais la ramener ici pour tenter de pénétrer les obscurités de cette âme et…
S’il était une chose qu’Antoine détestait, c’était cette sorte de gens qui, par désœuvrement, se lancent dans des expériences psychologiques sur des êtres humains comme ils étudieraient le comportement des lépidoptères. Il coupa court au discours en voie de développement :
— Pardonnez-moi de vous interrompre mais une chose importe avant tout pour moi : vous ne l’avez pas trouvée ?
— Non… et croyez que je le regrette. Par acquit de conscience, je suis entrée dans la gare et j’ai cherché si je l’apercevais. Hélas je n’ai vu personne. Cependant… et j’espère que vous me pardonnerez à votre tour, il semble que cette femme vous soit très chère ?
— Pas à ce point-là, Madame. Je vous ai dit ce qu’il en était et si je souhaite tellement retrouver Orchidée…
— Elle s’appelle ainsi ? C’est tout à fait ravissant…
— … c’est en mémoire d’un homme qui l’aimait profondément et dont je suis certain que, par-delà la tombe, il compte sur ma protection. Quant aux « obscurités de son âme », je n’y crois pas.
— Cependant, un assassinat…
— Vous êtes trop intelligente, Madame, pour attacher foi à tout ce qu’écrivent les journaux. Je parierais mon salut éternel qu’elle n’est pas coupable. D’ailleurs, je ne vois aucun inconvénient à vous confier que le policier qui mène l’enquête n’y croit pas non plus.
— Que dites-vous ?
— Que j’ai raison en prétendant que Mme Blanchard aimait trop son mari pour le tuer… – Antoine se leva et s’inclina devant son hôtesse : – Je vous renouvelle mes excuses de vous avoir dérangée si tôt dans la journée et je vous remercie, Madame, d’avoir bien voulu me recevoir.
Le face-à-main reprit de l’activité et vint tapoter le bras du peintre :
— Vous êtes bien pressé, tout d’un coup ? Nous pouvons encore parler quelques instants, il me semble ?
— Rien ne s’y oppose, mais de quoi ?
— De ce que vous venez de me dire. La police ne croit plus à la culpabilité de cette femme ?
— Rien n’est encore officiel pour ne pas gêner l’enquête. Cependant il résulte de certains examens qu’en dépit de témoignages plus ou moins sujets à caution, les mains de cette pauvre jeune femme sont pures. Ne m’en demandez pas plus et permettez que je me retire ! Au surplus vous n’y pouvez rien puisque vous ignorez comme moi où elle se trouve…
Agathe Lecourt offrit sa main à son visiteur sans rien dire. Pourtant, comme il se dirigeait vers la porte, elle l’arrêta :
— Encore une seconde, je vous prie !… Au cas… bien improbable… où il m’arriverait quelque nouvelle, où puis-je vous trouver ? Au Terminus ?
— Non. Je vais le quitter tout à l’heure pour reprendre mes habitudes…
— Et où sont-elles vos habitudes ?
— À l’hôtel du Louvre et de la Paix.
— J’aurais dû m’en douter. Vous êtes décidément un homme de goût… Espérons que nous aurons l’occasion de nous rencontrer un jour prochain.
Après le départ du peintre, Mme Lecourt resta un long moment immobile dans son fauteuil, plongée dans une profonde rêverie. Ce qu’elle venait d’entendre lui causait une grande perplexité mais aussi une sorte d’apaisement. Depuis que sa femme de chambre lui avait apporté, la veille, les journaux du matin avec son petit déjeuner, elle vivait une sorte de cauchemar fait de douleur, de colère et aussi d’une horrible soif de vengeance. Antoine Laurens venait de tout remettre en question et, du fond de son cœur déjà repentant, elle remercia silencieusement Dieu de l’avoir retenue au bord d’un crime…