En effet, petite-fille d’une sœur de l’empereur Hien-Fong et orpheline dès sa naissance, Dou-Wan, recueillie par l’Impératrice qui s’était attachée à elle, en avait reçu des soins et une éducation dignes de son rang sous les toits précieux de la Cité Interdite qui, à ses yeux d’enfant, représentait la divine perfection et la suprême sérénité. L’immense assemblage de palais, de temples, de cours et de jardins gardés par les hautes murailles d’un beau rouge violacé n’était-il pas le centre du monde puisque le Fils du Ciel y respirait ? De surcroît, il ne pouvait exister, sur la terre, de lieu plus noble, plus pur ni d’une perfection aussi achevée que ce microcosme où, depuis des siècles, les grands empereurs se plaisaient à rassembler les plus nobles œuvres d’art et à les préserver de toute souillure extérieure grâce aux remparts et aux guerriers armés qui y veillaient jour et nuit.
Pendant des années, l’enfant n’imagina pas qu’il pût exister un autre univers. On lui apprit à lire dans le Livre des Métamorphoses puis à se servir d’un pinceau pour reproduire les grands textes et traduire sa pensée en caractères élégants ; on lui enseigna la poésie et aussi l’art délicat de la peinture ainsi qu’elle en avait exprimé le désir après avoir admiré certaines œuvres de Ts’eu-hi, son modèle en toute chose. D’ailleurs n’eût-elle été si haute dame que l’impératrice de Chine aurait pu prendre place sur les bancs de la Commission Impériale des Examens pour y siéger au milieu des mandarins les plus lettrés car elle possédait une connaissance approfondie des Analectes de Confucius, pouvait réciter par cœur les plus beaux poèmes T’ang de Tu Fu et de Po Chou-I et connaissait mieux que quiconque l’histoire de l’Empire.
Dou-Wan apprit aussi la musique, la danse et les mille et un secrets de la parure féminine sans d’ailleurs y attacher autant d’importance que les autres dames de la Cour : si elle prenait plaisir à composer chaque jour sur sa personne un ensemble harmonieux, c’était surtout pour la satisfaction de ses propres yeux et ceux de sa souveraine, non dans l’espoir d’attirer le regard d’un homme. Aucun de ceux qu’elle pouvait apercevoir et qui n’étaient guère nombreux en dehors des eunuques et des vieillards ne réussit à faire battre son cœur sur un rythme plus vif que d’habitude. Les joies mystérieuses de l’amour qui faisaient si facilement glousser les autres femmes à l’abri de leurs éventails ne la tentaient vraiment pas.
Elle se savait promise depuis l’enfance à l’un des fils du prince Kung, le conseiller le plus écouté de l’Impératrice, mais cette idée ne la troublait pas. Lorsque le temps viendrait, elle se soumettrait à ce qui était son devoir et rien d’autre. Dans son for intérieur, Dou-Wan enviait la vie sans entraves des hommes. Toute petite déjà, elle rêvait d’être un garçon afin de pouvoir pratiquer les exercices du corps et la science des armes et, surtout, vivre dans le vaste monde.
Ts’eu-hi sut deviner qu’une âme d’amazone habitait cette jolie créature. Amusée, elle lui fit donner des leçons de gymnastique, d’équitation, d’escrime et de tir à l’arc. À dix-sept ans, la jeune princesse était capable de se mesurer à un guerrier de son âge.
C’est alors qu’un vent de haine soufflé par les Boxers se leva contre les Barbares blancs dont les diplomates, les religieux et les marchands s’implantaient en Chine de plus en plus nombreux sous prétexte d’offrir leurs dieux et les bienfaits de l’Occident. Tout de suite, les hommes au turban rouge qui se disaient invulnérables même aux balles des fusils attirèrent des adeptes. Leur chef, le prince Tuan, cousin de l’Empereur, sut s’attirer le soutien de Ts’eu-hi qui voyait dans ce soulèvement une réponse aux prières vengeresses qu’elle ne cessait d’adresser au Ciel depuis le sac du Palais d’Été, son paradis personnel.
Emportée par le même enthousiasme, la demi-sœur de Tuan se donna le nom de « Mère sacrée du Lotus jaune » et embrigada des jeunes femmes et des jeunes filles. Tout naturellement Dou-Wan voulut s’engager sous la bannière des « Lanternes rouges ».
Elle n’avait pas grand-chose à en apprendre sur les techniques de combat. Par contre, on lui enseigna l’art de se grimer, quelques tours de magie, la manière d’ouvrir une porte dont on ne possède pas la clef et les bienfaits que l’on peut retirer de la ruse et de la dissimulation. Ce n’était pas vraiment son point fort car elle avait toujours été d’un naturel franc et ouvert, mais, pour servir sa chère maîtresse, elle eût accepté n’importe quelle arme, fût-ce la plus vile de toutes : le poison… Ts’eu-hi n’était-elle pas le seul être qui lui eût montré de l’affection ?
En apprenant qu’il allait dépendre d’elle de sécher les larmes de son idole, Dou-Wan éprouva une grande fierté, un peu mitigée tout de même par la perspective de faire équipe avec cette Pivoine dont elle détestait l’arrogance. Néanmoins, la gloire de rapporter le Lotus de jade criminellement offert en gage d’amour à une étrangère stimulait son courage.
Les devins venaient de révéler que les conjonctures se présentaient favorablement. La veille de ce jour qui était le 20 juin, les ambassadeurs étrangers, dont le quartier des Légations occupait un large espace entre les murs de la ville tartare et la Cité Interdite, reçurent l’invitation de quitter Pékin dans les vingt-quatre heures s’ils voulaient éviter de graves ennuis. Ils n’en firent rien et au moment même où Ts’eu-hi offrait à sa favorite l’occasion de se distinguer, le ministre allemand était massacré par les Boxers alors qu’il se rendait chez ses confrères chinois.
— Vous n’aurez aucune peine à entrer chez les Diables blancs, dit alors la « Mère sacrée du Lotus jaune » aux deux jeunes filles. Nombreux sont les traîtres chinois convertis à la religion du Crucifié qui vont se réfugier à l’abri de leurs armes. Vous allez les rejoindre.
Une heure plus tard, vêtue de cotonnade bleue sans ornements avec, sur l’épaule, un ballot contenant un peu de linge et quelques objets usuels, la jeune princesse et sa compagne se mêlaient aux réfugiés chrétiens qui demandaient asile à l’ambassade d’Angleterre dont la grande porte ouvrait sur le marché mandchou. Elle n’était plus Dou-Wan mais Orchidée – la fleur symbolique des Mandchous – et plus personne, à partir de ce moment, ne devait lui rendre son nom. Jusqu’à l’arrivée de la lettre.
Les jours qui suivirent prirent pour la jeune fille des allures de cauchemar. Elle se trouvait transportée dans un autre monde : celui de la poussière, de la saleté, de la misère et de la peur. Les réfugiés s’entassaient dans les logis abandonnés par les marchands pour qui le commerce avec les Légations constituait jusqu’alors une grande source de bénéfices. Beaucoup de ces maisons étaient riches et harmonieuses mais, sous le grouillement d’une foule affolée, elles perdirent bientôt leur aspect élégant. Orchidée et sa compagne réussirent à s’installer dans un petit pavillon à demi ruiné situé au bord du canal de Jade et proche du pont reliant ce qui avait été l’immense domaine du prince Sou à l’ambassade d’Angleterre où déjà les Belges avaient trouvé refuge après l’incendie de leur yamen.
Toutes deux passaient pour les filles d’un marchand de la ville chinoise qui, suspect de relations trop amicales avec les Occidentaux, avait été massacré avec sa femme tandis que les Boxers incendiaient sa demeure et violaient ses concubines. Orchidée apprit plus tard que Ts’eu-hi n’avait rien laissé au hasard : une famille correspondant à la description qu’elle et Pivoine en donnaient venait d’être exterminée et deux jeunes filles avaient disparu.