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Avec un soupir, elle se leva enfin, quitta le salon et traversa le hall pour rejoindre l’escalier. C’est alors que, relevant la tête, elle vit miss Price qui semblait l’attendre, debout sur l’une des dernières marches :

— Eh bien ? fit-elle.

Quand sa patronne employait un certain ton, la demoiselle de compagnie achevait de perdre le peu de moyens qu’elle possédait :

— Je… pardonnez-moi mais je m’inquiétais… Pas de mauvaise nouvelle, j’espère ?

Elle avait claironné sa question avec cette tendance qu’ont les gens craintifs à plonger dans l’insolence pour donner le change.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit la Générale un rien surprise. Pourquoi y aurait-il une mauvaise nouvelle ?

Violet Price devint ponceau, ouvrit la bouche, la referma puis, tortillant férocement son mouchoir entre ses doigts, finit par balbutier :

— Eh bien… je ne sais pas. Cette visite… si matinale…

— Vous n’avez jamais vu personne venir ici le matin ?

— Si mais… et puis il y a autre chose… cette… cette femme qui est là-haut… Elle… elle me fait peur !

— Je ne vois pas pourquoi. Elle ne vous a rien fait ?

— Non mais… je sens de mauvaises ondes. Elle… elle ne porte pas bonheur et…

— Et vous allez me faire le plaisir de vous calmer ! Allez dans votre chambre et sonnez Jeanne pour qu’elle vous apporte une bonne tasse de thé. Et puis tâchez donc de dormir ! Vous savez très bien que j’aime à régler seule mes affaires… Allez !

Le geste qui accompagnait le mot était suffisamment explicite. Violet n’insista pas, et la Générale la regarda remonter l’escalier d’un pas incertain puis se diriger vers sa chambre. Elle-même regagna ses propres appartements, alla prendre place dans son fauteuil préféré à côté de la fenêtre de son boudoir, puis sonna son maître d’hôtel :

— Allez me la chercher, Romuald ! dit-elle en tendant une clef prise dans sa table à ouvrage.

— Partons-nous toujours après le déjeuner ?

— Peut-être pas mais il faut d’abord que je lui parle ! Nous verrons ensuite…

— Bien, Madame !

Dans la chambre où elle était enfermée depuis la veille, Orchidée essayait toujours de comprendre ce qui lui arrivait. En reconnaissant à la gare sa compagne de voyage dans celle qui l’abordait, elle avait éprouvé une sorte de soulagement. C’était comme une réponse aux questions qu’elle se posait sur ce qu’il convenait de faire à présent. D’autant qu’en l’invitant à la suivre, Mme Lecourt arborait le plus aimable et le plus compréhensif des sourires…

— Je vous en prie, ne restez pas ici ! Vous y courez les plus grands dangers. Venez avec moi !

Une main amie qui se tendait, c’était vraiment ce qu’Orchidée, une fois de plus au bord du naufrage, souhaitait de mieux. Elle suivit celle qui lui apparaissait comme un bon génie, sortit avec elle de la gare et monta en sa compagnie dans une voiture fermée de grande apparence, sans d’ailleurs qu’on lui permît de chercher la moindre explication :

— Nous parlerons plus tard…

En fait, on ne parla pas du tout. Arrivées dans le jardin d’une grande demeure, la Générale la fit entrer, la guida jusqu’à une chambre située au deuxième étage… et l’y enferma purement et simplement. Toujours sans le moindre mot d’explication.

Des heures passèrent sans que personne pénétrât dans ce logis où rien ne manquait, pas même une salle de bains et des toilettes, pas même un repas copieux et tout servi. Par contre, l’unique fenêtre, si elle permettait d’admirer l’ordonnance parfaite d’un jardin, était munie de barreaux qui défiaient toute tentative d’évasion.

La nuit passa, lente, monotone, dans un silence que brisaient régulièrement l’horloge d’une église proche sonnant les heures et, parfois, l’aboiement lointain d’un chien ou la sirène d’un navire. Orchidée la vécut étendue tout habillée sur ce lit étranger, cherchant vainement un moyen de se tirer de ce piège inattendu. Quand elle avait constaté qu’on l’enfermait elle avait crié, appelé, protesté, tapé à coups redoublés sur le panneau de chêne ciré qui fermait sa prison. Pourtant la tension ne dura guère : son corps et surtout ses nerfs étaient à bout de force et elle choisit de se calmer, d’essayer autant que possible de prendre un peu de repos afin de faire face avec dignité à ce qui ne pouvait manquer de venir.

Quand le jour éclaira de nouveau sa geôle – bien meublée et très confortable au demeurant –, elle se leva, fit une toilette soigneuse, changea de linge et défroissa ses vêtements du mieux qu’elle put. Et lorsque enfin la porte s’ouvrit sous la main du maître d’hôtel, la jeune femme se trouvait assise bien droite sur une chaise près de la fenêtre, ses mains fines croisées sur ses genoux dans cette attitude de dignité qui était seule admise dans les palais de Ts’eu-hi et qui lui était familière depuis sa petite enfance.

— Venez ! fit le vieux serviteur. Madame vous attend.

Elle le suivit sans mot dire jusqu’à une pièce tendue de satin mauve et gris dont les meubles, à l’exception des sièges couverts de velours violet, supportaient une infinité d’objets en verre ou taillés dans des améthystes ainsi qu’une grande quantité de photographies plus ou moins jaunies dans des cadres d’argent. La Générale se tenait là, debout auprès d’une vitrine ouverte et maniant l’un après l’autre les bibelots qui s’y trouvaient.

— Asseyez-vous ! dit-elle sans même la regarder. Merci, Romuald ! Vous pouvez nous laisser…

— Je reste à portée de voix, Madame, au cas où…,

— … où je pourrais avoir besoin de votre aide ? Je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Lorsque la porte se referma, Orchidée avait déjà repris son attitude favorite mais, tout en tenant sa tête fièrement redressée, elle la détournait afin de mieux contenir la colère que lui inspirait la vue de cette femme qui, sous l’apparence de la sympathie, s’était arrangée pour la capturer. Cependant elle parla et sa voix fut d’une froideur polaire :

— L’honorable dame, fit-elle avec une ironie méprisante, daignera-t-elle m’apprendre pour quelle raison elle m’a conduite ici et emprisonnée ? J’imagine que, dans un instant, la police sera là ?

— Non. Si j’ai pris la peine d’aller vous chercher alors que je savais, par les journaux, qui vous étiez, ce n’est certes pas pour vous livrer.

— Alors pourquoi ?

— Pour vous tuer !

En dépit de son empire sur elle-même, la jeune Mandchoue tressaillit et tourna les yeux vers cette petite femme ronde et imposante qui venait d’articuler ces terribles syllabes avec une parfaite tranquillité.

— Me tuer ?

— C’était du moins mon intention première. Je possède, dans le port, un petit navire rapide et, dans l’île de Porquerolles à quelque cinquante milles marins de Marseille, un domaine en partie désert qui domine les rochers et le grand large. Je comptais vous y emmener ce soir. Un endroit idéal pour faire disparaître quelqu’un…

— Je comprends. Quand partons-nous ?

— Je vous l’ai dit : c’était mon intention. J’ai changé d’avis.

— Pour quelle raison ?

— J’ai reçu… un renseignement selon lequel la police ne croirait pas réellement à votre culpabilité… Mais j’avoue que je vous admire. Vous venez de m’entendre dire que je voulais votre mort et vous vous êtes contentée de répondre : « Quand partons-nous ? » Je sais que les Mandchous sont de fiers guerriers dédaigneux en général du danger, mais vous êtes jeune, très belle… n’avez-vous pas peur de mourir ?