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— Non. En perdant mon époux j’ai tout perdu et ma vie n’a plus de sens.

— Pourtant vous vous êtes enfuie quand vous avez compris que l’on allait vous arrêter ?

La jeune femme haussa les épaules avec lassitude :

— Avant mon mariage j’ai été élevée dans la Cité Interdite par notre souveraine vénérée, la grande Ts’eu-hi. Par amour, je l’ai trahie et je pensais retourner auprès d’elle pour obtenir son pardon. Elle a toujours été bonne pour moi et je l’aimais avant que…

En dépit de sa volonté, Orchidée ne put retenir une larme qui roula lentement sur son visage.

— Et la vengeance ? fit Agathe Lecourt. Elle ne vous est pas venue à l’esprit ? On vous tue votre mari et vous vous contentez de prendre le train ?

— Que pouvais-je faire d’autre ? On allait me mettre en prison… me juger, m’exécuter peut-être…

— En France on n’exécute plus les femmes depuis belle lurette. Nous sommes un pays civilisé…

— … pour qui je ne suis qu’une barbare sans doute ? Pour tous je suis la coupable idéale. Qui donc m’aurait écoutée, aidée ?

— Il me semble que vous avez des amis ?

— Pas beaucoup. Et m’en reste-t-il seulement à cette heure ? Les journaux ne me laissent guère de chances. Et d’ailleurs, vous dites qu’en ce pays on ne livre plus les femmes au bourreau. Alors pourquoi donc vouliez-vous me tuer ?

— Pour venger mon fils. J’étais… la véritable mère d’Édouard Blanchard…

Un silence soudain tomba entre les deux femmes, fait de stupeur chez Orchidée qui n’arrivait pas à en croire ses oreilles et se demandait si elle n’avait pas affaire à une folle. Pourtant, cette dame n’en avait pas l’air : elle demeurait assise, pleine de cette naturelle majesté qui, dans le train, avait impressionné la jeune femme, et elle la regardait calmement, attendant peut-être une quelconque explosion, une indignation… ou un éclat de rire ? Mais Orchidée n’avait pas envie de rire. Elle se sentait incroyablement lasse, découragée et pas très éloignée de penser que son cher époux avait été la seule personne douée de bon sens dans un pays peuplé de fous.

Ce fut presque machinalement qu’elle murmura :

— Je ne vois pas comment ce serait possible ?

Ces quelques mots parurent rendre vie au visage impassible de la Générale :

— Pourquoi ? demanda-t-elle doucement.

— Je ne sais pas mais c’est l’évidence. Mon mari m’a parlé de sa famille à plusieurs reprises… de son père, de sa mère, bien sûr, et aussi de son frère et je ne…

— Vous les connaissez ?

— Non. Ils ne m’ont jamais acceptée donc jamais reçue. Si je connais un peu leurs visages, c’est à cause des portraits qu’Édouard m’a montrés… qui ne sont pas peints.

— Des photographies ?

— Oui. Je crois qu’il a été malheureux de leur refus car il les aime et moi j’ai regretté leur dureté. Pas parce que je souhaitais les rencontrer mais parce que Édouard avait de la peine. Si ce que vous dites était vrai, il en aurait eu moins et m’aurait parlé de vous…

— Il n’y avait aucune raison. Il n’a jamais su que j’existais, bien que je sois la cousine germaine de sa mère. Une brouille est intervenue peu de temps après sa naissance. J’ajoute que, s’il était à votre place aujourd’hui, il réagirait exactement comme vous : il ne me croirait pas. Il n’empêche que vous êtes bien réellement ma belle-fille et qu’à présent j’attends que vous me racontiez ce qui s’est passé au juste avenue Velazquez !

Le ton redevenu impératif choqua la jeune Mandchoue : le respect dû à une belle-mère était l’une des lois les plus intransigeantes dans l’éducation d’une fille de sa race. La nouvelle épousée, en entrant dans la demeure de son époux, se devait d’oublier ses propres parents pour servir, le mot n’est pas trop fort, la mère de son mari plus affectueusement encore que la sienne propre. Ts’eu-hi elle-même, lorsqu’elle était entrée comme concubine de l’empereur Hien-Fong, avait commencé son ascension vers le trône en se rendant indispensable et en couvrant de soins aussi attentifs qu’intéressés celle qui avait donné le jour à son maître. Orchidée, pour sa part, s’était préparée de longue date à ce genre d’attitude, facilitée pour elle sans doute par le fait qu’elle n’avait jamais connu sa propre mère et, en devenant la femme d’Édouard Blanchard, elle ne souhaitait rien de mieux que se montrer une belle-fille prévenante et même soumise. On n’avait pas voulu d’elle, c’était un fait, mais à l’heure présente elle ne se sentait pas disposée à rendre les mêmes devoirs à cette parfaite inconnue qui prétendait exercer sur elle des droits qu’ayant vécu en Chine elle devait connaître parfaitement. Aussi se contenta-t-elle de répondre d’une voix courtoise mais ferme :

— Si je suis votre belle-fille, il faut m’expliquer comment. Sinon je refuse de vous croire et…

— … de vous comporter envers moi selon vos traditions ? C’est assez juste et je vais tout vous dire. Dans un sens,.. cela me fera du bien. J’ai gardé ce secret trop longtemps et je m’aperçois que je me suis privée de grandes joies… Malheureusement… il ne me sera plus jamais donné de pouvoir embrasser mon fils.

Le sanglot réprimé qui enroua un instant la voix de Mme Lecourt fit plus d’impression à Orchidée qu’un long discours. Il révélait une souffrance cachée qui osait revenir à la surface.

Quittant son siège, la Générale fit quelques pas dans la pièce et s’approcha de la fenêtre, tournant presque le dos à la jeune femme :

— Nous étions très liées autrefois, ma cousine Adélaïde et moi. Elle était de peu mon aînée et nous avons été élevées ensemble. J’ajoute que je la considérais plutôt comme une sœur et je pensais qu’elle me rendait mes sentiments. Je l’ai pensé longtemps. Lorsque nous avons eu elle dix-huit ans et moi dix-sept, nous sommes tombées amoureuses toutes les deux en même temps mais, Dieu soit loué, pas du même homme et, incontestablement, le choix d’Adélaïde était meilleur que le mien : au cours d’un bal, elle s’éprit d’Henri Blanchard, fils d’un des plus gros commerçants de la ville – nous sommes Marseillaises toutes les deux – et qui se destinait à la carrière préfectorale.

C’était un garçon très séduisant mais faible et, tout de suite, ma cousine en devint folle. Belle et passionnée, elle sut l’attirer suffisamment pour l’amener à oublier qu’elle était une jeune fille et il y eut entre eux plus qu’un petit flirt sans conséquences. Adélaïde crut alors qu’elle gagnait la partie, qu’Henri lui appartenait à jamais. Normalement, l’aventure aurait dû se terminer par un mariage. Cependant, s’il ne possédait pas un caractère très affirmé, le jeune homme n’était pas complètement idiot et, la première flamme éteinte, il s’aperçut qu’il n’aimait pas vraiment Adélaïde et même qu’il souhaitait rompre un lien qui devenait une charge. Affolée, alors, à l’idée de le perdre car elle l’adorait, celle-ci se déclara enceinte : s’il ne l’épousait pas, elle était déshonorée et lui-même risquait, de par de sa famille, quelques graves ennuis. Le père d’Adélaïde, un officier corse nommé Domenico Paoli, s’il lui avait transmis l’ardeur de sa nature, ne badinait pas avec la vertu des filles. Le coup était à peu près imparable. Au fait, vous ne devez pas savoir ce que sont la Corse et ses habitants ?

— L’empereur Napoléon ? C’est bien cela ?

— Exactement. Je ne vous croyais pas si savante.

— Édouard m’a enseignée… Il aimait beaucoup.