— Moi aussi, mais cela ne m’a jamais empêchée de déplorer l’affreux caractère de notre grand homme et de ses concitoyens. Quoi qu’il en soit, je dois à Henri Blanchard de mentionner que ce ne fut pas la crainte qui dicta sa conduite. Il agit en vrai gentilhomme, demanda la main d’Adélaïde et l’épousa trois semaines plus tard. En même temps, il obtenait un poste de sous-préfet dans le nord de la France. Il fit alors comprendre à sa femme qu’il ne souhaitait pas l’emmener, ajoutant qu’il ne voulait pas exiler dans un pays froid et humide une future mère habituée à notre climat méditerranéen. Et cette fois, il se montra très ferme : puisqu’il se mariait à cause de l’enfant qui allait venir, il voulait que celui-ci vînt au monde en bon état. Son beau-père l’appuya mais Adélaïde fut au désespoir : cet éloignement lui ôtait tout moyen de convertir son mensonge en vérité.
— Lorsqu’une femme attend un bébé, un accident est toujours possible, remarqua Orchidée.
— Exact ! Seulement, sachant que son mari ne l’aimait pas, elle s’accrochait à cette idée de maternité sans laquelle il était à craindre qu’Henri se détournât d’elle à tout jamais. Il lui fallait un enfant à tout prix et c’est alors que je suis entrée dans son jeu en toute innocence car je croyais, comme tout le monde, ma cousine réellement enceinte.
— Comment ?
— Au lendemain même du départ d’Henri je suis venue me confier à elle – n’oubliez pas que je la considérais comme ma sœur ! – et je la suppliai de m’aider dans la situation dramatique où je me trouvais.
— Cela veut dire que… vous étiez grosse, vous aussi ?
— Oui. Seulement moi c’était vrai… Mon histoire, semblable à celle d’Adélaïde, avait commencé à ce fichu bal dont j’ai souvent pensé que nous aurions mieux fait, elle et moi, de nous casser une jambe plutôt que d’y aller… C’était pourtant une bien belle fête ! ajouta-t-elle avec une douceur soudaine. J’entends encore la musique… Je revois le tournoiement des crinolines couvertes de soie, de tulle, de fleurs et de dentelles. Elles voltigeaient emportées par la valse dans les grands salons dorés, tout neufs, que le préfet de Maupas inaugurait. Le malheureux ne devait d’ailleurs pas profiter longtemps de sa belle préfecture : à la fin de ce même mois de décembre, l’empereur Napoléon III le révoquait. Pauvre homme ! Il avait un sale caractère mais ce soir-là il avait l’air si heureux ! Ce bal, décidément, n’aura porté chance à personne ! C’est là que j’ai rencontré John !… Dieu qu’il était charmant ! Si blond, si élégant, si désinvolte dans son habit à revers de soie !… Il avait un sourire…
Elle s’interrompit soudain, consciente d’être en train de rêver tout haut, et posa sur sa jeune compagne un regard embrumé :
— Pardonnez-moi ! Il n’est jamais bon de regarder au fond du passé et de s’attendrir sur les belles images de la jeunesse. Dans mon cas c’est même ridicule !
— Pourquoi ? fit Orchidée gravement. On n’oublie jamais le jour où l’on rencontre l’amour. Et vous l’aviez rencontré ?
— Oui… Il était anglais et de grande famille. Riche aussi, bien sûr, mais passionné de peinture il faisait de longs séjours autour de notre Méditerranée pour en capter la belle lumière… Je n’essaierai même pas de vous le décrire : Édouard était son vivant portrait. À cette différence près que John ne jouissait pas d’une très bonne santé.
« Ce soir-là, nous n’avons dansé qu’ensemble… ou presque et, tout de suite, il a demandé la permission de faire mon portrait. J’étais jolie, alors, et il savait bien le dire ! Cependant ce n’était guère facile : une jeune fille de la bonne société ne se rend pas ainsi dans l’atelier d’un peintre. Mais il se trouvait que j’avais alors une gouvernante anglaise dont John n’eut pas eu beaucoup de peine à faire son alliée et qui, pendant les séances de pose, ne voyait aucun inconvénient à aller lire son journal dans le jardin tout en dégustant les thés copieux que lui servait le valet de mon ami. Un jour, ce qui devait arriver arriva. Pourquoi aurions-nous résisté à cet amour qui nous bouleversait ? John jurait qu’il m’épouserait… entre deux quintes de toux car son état s’aggrava subitement. À un tel point que la famille fut prévenue et que sa mère vint le chercher. Elle lui ressemblait, physiquement du moins, et me fit beaucoup de promesses : il reviendrait bientôt et nous pourrions alors nous marier… En résumé tout ce qui était susceptible de calmer les sanglots d’une gamine désespérée…
« Je le fus plus encore lorsque je m’aperçus de mon état. J’écrivis aussitôt à John… et reçus en retour un faire-part de décès accompagné de ma lettre déchirée. C’est alors que j’allai me jeter dans les bras d’Adélaïde pour lui demander de m’aider à cacher ma faute à mes parents qui, j’en étais certaine, seraient impitoyables. D’autre part, je désirais que cet enfant vive puisqu’il était tout ce qui me restait de John avec un portrait inachevé. Je n’imaginais pas, alors, que je tombais aussi bien : en échange de mes confidences, ma cousine m’apprit la réalité de son mariage. À elle, il lui fallait à tout prix un enfant et je lui en apportais un… Elle n’eut guère de peine à me convaincre d’accepter le plan qu’elle établit sur-le-champ : sous prétexte de la consoler du départ de son mari, elle obtint de mes parents qu’ils me permettent de l’accompagner – toujours flanquée de ma gouvernante et de sa fidèle femme de chambre – en Suisse où elle voulait louer une maison afin d’y bénéficier, surtout pendant les chaleurs de l’été, d’un air plus frais et plus vivifiant qu’en Provence. Nous sommes parties ensemble pour Lausanne et c’est là qu’Édouard est né, dans une propriété de Vevey que l’on ne pouvait voir que depuis le lac Léman.
« Si je vous disais que la séparation a été facile, vous ne me croiriez pas. Ce bébé blond qui ressemblait à John, j’ai dû laisser Adélaïde le prendre dans ses bras et le faire sien. Cependant j’éprouvais un soulagement à me savoir sauvée et je me consolais en pensant que je verrais souvent mon fils auprès de qui je pouvais jouer un rôle de tante. C’était compter sans la jalousie profonde d’Adélaïde. Henri, heureux de cette naissance et fier de l’enfant, se rapprochait d’elle. Il allait occuper un poste beaucoup plus agréable à Biarritz et, cette fois, il emmenait sa femme et son fils.
« Pourtant, cet éloignement ne suffisait pas à Adélaïde. Elle voulait me rejeter tout à fait hors de leur vie. Elle inventa je ne sais quelles coquetteries dont je me serais rendue coupable envers son mari alors que je n’éprouvais pour lui qu’une grande amitié. Réciproque, d’ailleurs ! Mais, dès lors, il fut impossible d’amener Adélaïde à changer d’attitude et ce fut là brouille. Une brouille qui n’a jamais cessé…
« Un an plus tard, j’épousais le capitaine Lecourt et je partais avec lui pour le Cambodge. J’espérais que la venue d’un autre enfant adoucirait ma peine et mes regrets mais le Ciel ne m’a plus jamais permis de donner le jour. Étais-je devenue stérile ou bien était-ce la faute de mon mari, ce sont de ces questions que l’on ne pose pas dans la société qui était alors la nôtre.
— Et, dans votre famille, personne n’a tenté de vous réconcilier, vous et elle ?
— Non. Ma mère n’avait jamais aimé Adélaïde et je crois qu’au fond elle a été contente de me voir échapper à son emprise. D’ailleurs sa sœur, qui était donc la mère de ma cousine, venait de décéder. Il n’y avait plus guère de raisons pour conserver des relations. D’autant que ma famille était indignée par les accusations portées contre moi. Et puis les années se sont écoulées. Je suis veuve à présent et je ne sais trop que faire de mon temps. Bien sûr, je me suis arrangée pour me tenir au courant de ce que devenait Édouard. Il m’en a coûté beaucoup de peine… et un peu d’argent. J’ai tremblé pour lui quand je l’ai su à Pékin durant ce terrible siège. Et puis j’ai appris votre mariage. Qui m’a fait plaisir, au demeurant.