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— Comment pouvez-vous dire cela ? Ce mariage n’a jamais fait plaisir à personne en dehors d’Édouard et moi.

La Générale éclata tout à coup d’un rire incroyablement frais et jeune :

— Moi, j’en ai été ravie. J’étais tellement certaine qu’Adélaïde en serait folle de rage… Eh bien, je crois que je vous ai tout dit. À présent, racontez-moi comment mon fils est mort ! ajouta-t-elle d’une voix soudain très grave.

Orchidée n’avait plus aucune raison de se taire. Elle s’efforça de tout rapporter aussi clairement que possible, depuis le télégramme de Nice appelant Édouard au chevet de sa mère jusqu’aux accusations portées par les serviteurs sans oublier la lettre qui suivait de si près le départ d’Édouard. Agathe l’écouta de bout en bout sans l’interrompre. Elle était revenue s’asseoir en face de la jeune femme et suivait le récit sans quitter un seul instant des yeux le visage las de cette étrange belle-fille qu’elle venait de se trouver. Mais elle ne put se défendre d’une émotion quand Orchidée, son récit achevé, se leva, vint jusqu’à elle et, par trois fois, s’inclina, les mains nouées sur sa poitrine, lui rendant officiellement les devoirs d’une bru envers la mère de son époux selon les rites de son peuple. L’entrée soudaine de Romuald fit fondre la boule qui était en train de se nouer dans la gorge de la vieille dame. Elle s’écria un petit peu trop fort :

— Qu’est-ce qui vous prend de nous déranger, mon ami ? Je n’ai pas appelé, il me semble ?

— Que Madame m’excuse mais je me dois de lui faire remarquer qu’elle semble n’avoir pas entendu la cloche du déjeuner…

— Vous avez sonné ?

— Par deux fois. Madame n’apparaissant pas, j’ai pris sur moi de venir l’avertir. Elle sait combien Coralie est susceptible lorsqu’elle confectionne un soufflé au fromage et des pets-de-nonne à la fleur d’oranger.

— Vous avez eu tout à fait raison et je vous offre mes excuses, Romuald. Combien de couverts avez-vous fait dresser ?

— Trois, Madame. Il m’a semblé que c’était le nombre juste.

La Générale se contenta de sourire. Elle savait très bien qu’il n’y a pas de bon maître d’hôtel qui ne comporte une petite part d’espion. Son vieux Romuald s’entendait parfaitement, en tout bien tout honneur et sans la moindre acrimonie, à écouter aux portes afin de régler sa conduite sur les événements internes de la maison.

Mme Lecourt se leva, rejoignit Orchidée et prit son bras qu’elle glissa sous le sien :

— Considérez dès à présent cette maison comme la vôtre, dit-elle avec un bon sourire. Et allons ensemble réparer des forces qui en ont le plus grand besoin.

Côte à côte, donc, les deux femmes pénétrèrent dans la grande salle à manger où miss Price, pratiquement au garde-à-vous, attendait derrière sa chaise.

— Eh bien, fit la Générale avec enjouement, déjeunons à présent !

Romuald n’était pas le seul à savoir écouter aux portes. Violet Price pratiquait volontiers, elle aussi, cette technique de renseignement. Cependant elle n’avait pu entendre tout ce qui se disait chez sa patronne à cause des allées et venues des domestiques. Elle en conçut un sentiment de frustration que la vue des deux femmes pénétrant bras dessus bras dessous dans la salle à manger porta vers une sorte de paroxysme. Est-ce que tout allait recommencer, une fois de plus, comme avec ces gens venus de n’importe où, dont Mme Lecourt s’entichait périodiquement et dont elle prétendait faire le bonheur coûte que coûte sans imaginer le moins du monde qu’elle faisait vivre sa maisonnée et surtout sa dame de compagnie dans les plus affreux cauchemars ?

Aimant beaucoup les bêtes, Violet s’accommodait volontiers des chiens errants ou des chats abandonnés, mais le bon cœur de la Générale la poussait à voler au secours de n’importe qui pourvu qu’on lui offrît un minois attendrissant, d’augustes cheveux blancs et la liste déchirante de malheurs qui, la plupart du temps, n’existaient que dans l’imagination brillante de leurs prétendues victimes. Cette femme riche et généreuse se révélait une proie succulente pour les aigrefins de tout poil, de tous âges et de tous sexes qui ne parvenaient à leurs fins que trop aisément ! Une étonnante collection de personnages bizarres avait déjà défilé dans la grande maison du Prado et, presque chaque fois, leur passage se soldait par une cuisante déception pour la bienfaitrice. Aussi Violet, oubliant qu’elle était elle-même l’une des assistées de la Générale qui l’avait récupérée aux Indes, craignait-elle comme le feu toute nouvelle venue. Or, si l’on en jugeait par l’amabilité déployée par Mme Lecourt envers « la Chinoise », celle-ci était peut-être plus redoutable encore que les autres !

Durant tout le déjeuner, en effet, Mme Lecourt fit des plans que Violet estima inquiétants bien qu’ils fussent exactement les mêmes que ceux de la veille mais articulés sur un autre ton : on partirait ce soir pour Porquerolles où « la Chinoise », comme l’appelait miss Price, pourrait mieux se reposer qu’à Marseille, laisser le temps apaiser un peu ce qu’elle venait de souffrir. Violet n’en croyait pas ses oreilles et, négligeant ce qui se trouvait dans son assiette, se contentait de réduire son pain en une quantité de boulettes qui jonchaient à présent la nappe. Exercice qui finit par attirer l’attention de la Générale :

— Eh bien, ma chère, que vous arrive-t-il ? Vous êtes décidément souffrante. Que vous a fait ce pain et pourquoi ne mangez-vous pas ?

L’interpellée devint rouge vif :

— Nous… nous partons ce soir toutes… toutes les trois ?

— Naturellement ! Ah, il faut tout de même que je vous explique ! La princesse ici présente et moi-même nous sommes découvert des liens de parenté que nous ne soupçonnions absolument pas hier. Aussi ai-je décidé qu’elle resterait quelque temps avec nous. Elle vient de subir une très rude épreuve… une injuste épreuve, ajouta-t-elle en appuyant intentionnellement sur les mots, et je me dois de l’aider.

Elle aurait pu parler ainsi pendant longtemps, miss Price ne l’écoutait qu’à peine, accablée qu’elle était par ce nouveau coup du sort. Elle avait bien lu dans le journal que cette femme était une sorte d’altesse, mais si Mme Lecourt lui donnait ce titre cela signifiait simplement qu’elle ne voulait pas se servir d’un nom jugé par elle beaucoup trop compromettant, donc périlleux. Et à bon entendeur salut !

Les craintes de la pauvre fille devinrent de l’affolement quand elle s’entendit proposer de demeurer à Marseille si elle craignait d’être malade en mer.

— Vous êtes souffrante depuis ce matin, ce serait peut-être plus raisonnable ? ajouta la Générale.

— Non, non… pas du tout ! Je vais très bien. Rien qu’une légère migraine… que… que l’air de la mer dissipera, au contraire. Et j’aime tellement Porquerolles ! À quelle heure partons-nous ?

— Vers quatre heures et demie. Le Monte-Cristo dont j’ai fait prévenir ce matin le capitaine sera sous pression à ce moment et nous avons certains préparatifs à faire.

Miss Price approuva d’un air absent. Ce délai inespéré lui convenait parfaitement. Lorsque l’on quitta la table, elle marmotta quelques mots indistincts signifiant à peu près qu’il lui fallait aller en ville pour s’acheter des bottines de marche en vue des longues promenades sur l’île, mais ses deux compagnes n’y prirent pas garde. Elles étaient presque heureuses. La colère dévastatrice qui, depuis la veille, soulevait Mme Lecourt hors d’elle-même venait de faire place à une certitude et surtout à une sérénité pleine de douceur. Quant à Orchidée, si elle se trouvait encore un peu étourdie par l’étonnante histoire qu’on lui avait confiée, elle se sentait apaisée, rassurée auprès de cette vieille dame qui semblait destinée à jouer auprès d’elle le rôle de génie protecteur. Et si son désir de rejoindre Ts’eu-hi l’occupait toujours, elle pensait qu’il allait être doux de connaître quelques jours de repos, le temps que sa situation s’éclaircisse, avant de s’embarquer, pour son long voyage, sur cette mer bleue qu’elle pouvait apercevoir depuis les fenêtres de la maison.