Tandis que Mme Lecourt demandait à Orchidée de lui faire une liste de ce dont elle avait besoin puisqu’elle n’avait presque rien emporté, miss Price remonta dans sa chambre, mit un chapeau, enfila un manteau, vérifia ce qu’elle possédait comme argent dans son sac et quitta la maison en courant, craignant par-dessus tout qu’on lui offrît d’atteler pour elle une voiture. Les gens de la Générale ne devaient pas être mis au courant de ce qu’elle allait faire.
La chance la servit : un fiacre arrivait justement. Elle y monta et ordonna au cocher de la conduire à l’hôtel de Police. Il était plus que temps de mettre fin aux folies de sa patronne et de l’empêcher de s’embarquer dans une histoire qui pouvait lui causer un tort irréparable, cacher une meurtrière n’ayant jamais été bien vu par les autorités.
Miss Price n’ignorait pas qu’elle courait un gros risque et cherchait encore comment se débarrasser de « la Chinoise » quand la voiture s’arrêta. Elle hésita un instant à la garder puis songea qu’il valait tout de même mieux aller acheter les chaussures qui lui servaient d’alibi. Aussi elle paya et renvoya le fiacre. Enfin, rassemblant son courage, elle pénétra dans le bâtiment puis, ne sachant trop où aller, elle se dirigea vers un personnage assis derrière une table, qui semblait placé là tout juste pour renseigner les visiteurs :
— Je voudrais voir quelqu’un… mais je ne sais pas qui.
— C’est à quel sujet ? grogna le préposé.
— Au sujet… d’un… d’un crime. Je crois… que je peux donner des informations sur…
— Quel crime ? fit l’autre toujours aussi gracieux.
— Pas une affaire d’ici… Cela s’est passé à Paris… Oh, comment expliquer ?
— Si vous m’en dites pas plus, j’peux pas vous diriger…
À cet instant l’inspecteur Pinson qui se trouvait dans le vestibule, occupé à consulter un plan de Marseille affiché au mur, s’approcha. Deux mots : crime et Paris venaient de frapper son oreille. Son instinct fit le reste :
— Il ne s’agirait pas de l’affaire Blanchard, par hasard, Madame ?… Le crime de l’avenue Velazquez ?
L’Anglaise leva jusqu’à sa figure rose des yeux de noyée qui revient à la vie. En outre, avec ses cheveux roux, cet homme avait quelque chose de britannique et elle se sentit en confiance :
— Si, fit-elle. Vous êtes au courant ?
— Je viens de Paris tout juste pour ça. Inspecteur Pinson de la Sûreté Générale. Vous avez des renseignements ?
— Oui… je crois. Seulement, je ne voudrais pas que l’on sache que c’est moi qui…
— Qui les a donnés ? Venez un peu par ici. On pourra peut-être arranger ça.
Un instant plus tard, dans le bureau du commissaire Perrin, Violet racontait son histoire que Pinson suivit avec l’intérêt que l’on devine. Sans être particulièrement rancunier, la façon dont Orchidée l’avait payé de ses bons offices lui restait en travers de la gorge et en écoutant miss Price il piaffait littéralement comme un cheval de bataille qui entend la trompette. Le commissaire Perrin, lui, se montrait beaucoup moins joyeux. La veuve du général Lecourt – née Bégon par-dessus le marché ! – était une personnalité marseillaise que l’on ne pouvait maltraiter sans risquer quelques inconvénients : arrêter une criminelle était une belle chose, mais l’arrêter chez cette dame était une autre paire de manches. Quant à cette grande bringue d’Anglaise qui se retournait, pour Dieu sait quelle raison infâme, contre la main qui la nourrissait, elle ne devait compter sur aucune sympathie de sa part.
— Comment pouvez-vous être sûre que c’est la femme qu’on cherche ? maugréa-t-il. Vous la connaissez personnellement ?
— Je sais qu’elle a voyagé dans le même train que nous. Et puis j’ai vu le portrait dans le journal…
— Alors, si je comprends bien, vous accusez Madame la Générale Lecourt de recel de malfaiteur ? C’est grave, miss, c’est même très grave !
— What ?… Recel de… Je n’accuse pas du tout Madame Lecourt. C’est une « lady » et je serais désolée si elle avait des ennuis. Simplement… elle a un cœur trop bon… Cette… Chinoise a trouvé le moyen de lui inspirer de la pitié et dans ces cas-là elle ne sait plus ce qu’elle fait.
L’affaire lui paraissant mal engagée, Pinson s’en mêla :
— Si je vous comprends bien, Monsieur, cette dame Lecourt est importante et… vous craignez les vagues ?
— Tout juste, inspecteur, tout juste ! On ne peut pas la traiter comme n’importe quel tenancier d’hôtel louche et je ne me vois pas du tout débarquant chez elle avec deux agents… Une heure après j’aurais tout le département sur le dos et même davantage… le Préfet de Police, un ou deux ministres, que sais-je ?
— Autrement dit, il faudrait l’arrêter hors de la maison ?
Perrin jeta sur son collègue un coup d’œil perplexe : ce Parisien aurait-il des idées ? En réalité il n’y croyait pas beaucoup :
— Ce serait le rêve. Seulement trouvez-moi un moyen de la faire sortir ! On ne quitte pas un refuge si facilement dans son cas.
— M. Langevin et moi-même sommes persuadés qu’elle veut s’embarquer après-demain sur le bateau des Messageries qui appareillera pour Saigon… Évidemment on ne sait pas ce qui peut se passer d’ici là.
Miss Price, dont on commençait à oublier la présence, jugea qu’il était temps de se manifester de nouveau. Elle fit savoir timidement que ces dames sortiraient sans doute vers quatre heures et demie « pour faire des courses ». Ce qui eut le don de faire exploser Perrin :
— Des courses ? Voilà une bonne femme qui est recherchée par la police et qui s’en va faire une tournée de boutiques comme si de rien n’était ? Vous vous fichez de nous, miss ? Elle pourrait aussi aller prendre le thé sur la Canebière pendant qu’elle y est ?
— My goodness ! glapit miss Price presque en larmes. Vous me croyez ou vous ne me croyez pas, mais je vous dis que Madame a commandé la voiture pour quatre heures et demie et qu’elle emmène cette femme !
— Nous vous croyons, miss, fit Pinson, apaisant. Et je pense avoir la solution. Je connais cette femme que j’ai vue de près et, si vous en êtes d’accord, Commissaire, je propose de procéder moi-même à l’arrestation avec deux de vos hommes. Ainsi personne ne pourra vous tomber sur le dos puisque je viens de Paris et… Mademoiselle sera tenue en dehors. Je ne l’ai jamais vue, moi… quant à votre Générale elle s’en tirera avec une ou deux questions bénignes. Ça vous va ?
Ça allait apparemment à tout le monde. Quelques instants plus tard, Violet, le cœur singulièrement allégé, sortait de l’hôtel de Police. Si elle gardait encore une vague inquiétude, celle-ci s’envola soudain car, au seuil, elle croisa un personnage en qui elle n’eut aucune peine à reconnaître le visiteur de ce matin. Ne l’ayant pas rencontrée, Antoine ne prit pas garde à elle. Il venait simplement voir si Pinson était arrivé et s’il était possible d’essayer de s’accommoder avec lui au cas où l’on retrouverait Orchidée.