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Sur sa chaise, Orchidée avait beaucoup de mal à conserver l’attitude digne qui convenait à sa naissance princière. Elle n’avait qu’une envie : se coucher et dormir, fût-ce dans le lit d’une prison. Le voyage en train s’était révélé une espèce de cauchemar. Plus question de train de luxe cette fois ! Un simple compartiment de première classe – grâce d’ailleurs à un coup de sang de la Générale car Pinson, se tenant pour comptable des deniers de la République, prétendait la faire voyager en troisième ! « Pourquoi pas dans un wagon à bestiaux ? avait ricané Mme Lecourt. De toute façon c’est moi qui paie : libre à vous de voyager en dernière classe ! » Cependant, en dépit de ce confort supplémentaire et du fait qu’ils étaient seuls dans leur compartiment, il lui avait été impossible de dormir : le désespoir d’être ramenée vers une Justice à qui elle refusait tout droit sur elle et aussi le chagrin d’avoir été livrée par Antoine chassaient le sommeil. L’attitude d’Agathe Lecourt envers le peintre était d’autant plus révélatrice qu’elle lui avait appris ensuite la visite reçue le matin. À demi assommé et donc incapable de protester de sa bonne foi, Laurens s’était laissé emmener par Pinson qui, peu désireux de s’en encombrer, l’avait déposé à son hôtel sans rien vouloir entendre de plus. Orchidée ignorait donc ce qu’il était devenu mais l’impression pénible demeurait : celui qu’elle croyait son ami se rangeait du côté de ses ennemis.

À la question de Langevin, elle s’efforça de secouer la torpeur qui l’envahissait mais déjà Mme Lecourt intervenait :

— Avant de procéder à cet interrogatoire, Monsieur le Commissaire, ne conviendrait-il pas de pourvoir Mme Blanchard d’un avocat ? Je comptais faire appel à un débutant que je connais, Me de Moro-Giafferi, mais votre homme préhistorique ne m’a même pas laissé le temps de lui téléphoner et de…

— Madame, madame ! Vous m’obligez à répéter ce qu’en votre présence j’ai dit à l’inspecteur Pinson. Il ne s’agit pas ici d’un interrogatoire…

— Vous jouez avec les mots. Votre Pinson l’a bel et bien arrêtée.

— Alors c’est qu’il s’y est mal pris. Je souhaitais seulement l’empêcher de quitter le pays afin de m’entretenir encore avec elle.

— Quelle hypocrisie ! Et les journaux alors ? Ils ne la présentent pas comme une criminelle, peut-être ?

— Je n’y peux rien s’ils ont la plume imaginative.

Certaine que ces deux-là s’embarquaient dans une nouvelle dispute entièrement stérile, Orchidée, exaspérée, cria :

— Taisez-vous l’un et l’autre, s’il vous plaît ! Essayez de comprendre que j’en ai assez d’être ainsi malmenée. Vous voulez savoir ce que j’ai fait ? Je vais vous le dire mais à une condition : vous souffrirez que je prenne mon récit au jour du départ de mon époux, que vous y croyiez ou non. Il y a… des choses que je n’ai pas dites quand vous êtes venu chez moi…

— Alors je vous écoute.

— Comme je vous l’ai déjà raconté, mon cher mari a quitté notre maison le vendredi 20 janvier dans la journée pour prendre le train à la suite d’une lettre électrique. Le lendemain, j’ai, moi, reçu celle-ci, fit-elle en offrant le papier toujours dans son enveloppe à Langevin qui le prit en grognant :

— Comment voulez-vous que je lise ça ? C’est du chinois dans tous les sens du terme… et rien ne me dit que je peux me fier à votre traduction. Il va falloir trouver un interprète et…

— Si vous voulez, je peux m’en charger ? proposa tranquillement la Générale. Pendant mon long séjour en Chine je me suis donné la peine d’apprendre la langue… mais je ne vous empêche pas de faire traduire par la suite : c’est juste pour gagner du temps.

Pour toute réponse, Langevin lui tendit le message. Elle tira son face-à-main et se mit à restituer assez aisément le texte en ne faisant appel à Orchidée que pour deux ou trois termes.

— Vous voudrez bien dicter ceci à l’inspecteur Pinson un peu plus tard, fit le commissaire. Continuez, Madame Blanchard !

Sans rien dissimuler cette fois, pas même le vol de l’agrafe, la jeune femme raconta tout ce qu’elle avait fait et tout ce qui lui était arrivé jusqu’à ce que la Générale l’emmène chez elle. Le nom de Pivoine fit bondir le commissaire :

— Cette femme a osé revenir ici ? L’an passé, elle m’a échappé et je la croyais repartie pour son sacré pays.

— Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais d’après ce que j’ai vu elle doit être à Paris en ce moment.

— On va s’en occuper, ainsi que de cette maison où vous l’avez vue entrer à Marseille. Je vais prévenir mon collègue Perrin… Madame Blanchard, vous venez de me rendre sans vous en douter un grand service et, en même temps, vous donnez à cette affaire un éclairage nouveau…

— Mais ce n’est pas Pivoine qui a tué Édouard. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Ni elle ni un de ses hommes.

— Sans doute, mais c’est sûrement elle qui a torturé et massacré Lucien Mouret, votre ancien valet de chambre dont on a découvert le corps cette nuit devant votre domicile, avenue Velazquez.

Si les yeux d’Orchidée s’agrandirent, ce ne fut pas d’étonnement : elle savait Pivoine capable de tout. Ce qu’elle éprouvait c’était de l’horreur :

— Il est mort ? fit-elle machinalement.

— Difficile de survivre dans l’état où on l’a mis ! Malheureusement pour sa femme, elle l’a vu et elle est actuellement à l’hôpital à demi folle. Vous voyez que nous avons du nouveau !

— Je vois, oui… et… qu’allez-vous faire de moi à présent ?

— Rien du tout… enfin, je veux dire que vous êtes libre. Les charges qui pesaient contre vous tenaient tout entières dans le témoignage de vos gens. D’autre part on a retrouvé sur le poignard plusieurs empreintes digitales… sauf les vôtres.

— Empreintes… digitales ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous expliquerai, intervint la Générale. Notre police possède à présent des moyens extraordinaires pour identifier les coupables…

— … enfin, nous avons le témoignage d’une voisine qu’une rage de dents tenait éveillée : dans la nuit du 22 au 23 janvier, vers trois heures du matin, elle a vu une voiture s’arrêter devant chez vous et deux hommes en sortir. Ils semblaient en aider un troisième à se tenir debout. Tout ce monde est entré dans votre maison. Sur le moment, elle n’y a pas attaché tellement d’importance : après une soirée entre hommes au cercle ou ailleurs, il n’est pas tellement rare que l’on doive ramener un camarade qui a trop bu. Et puis elle souffrait beaucoup et, tôt le lendemain matin, elle a demandé un congé à ses patrons pour rentrer chez elle, à Caen, afin de consulter le seul dentiste en qui elle eût confiance. Là-bas, elle a lu un journal et un détail lui est revenu à l’esprit, quelque chose de bizarre : tandis qu’on descendait le soi-disant ivrogne, son chapeau haut de forme est tombé. On le lui a remis très vite mais cette femme a cru voir que le malheureux portait quelque chose sur la bouche qui faisait le tour de sa tête. De loin et dans la nuit cela pouvait passer pour une barbe, mais son esprit a travaillé inconsciemment là-dessus et elle en a parlé à sa maîtresse qui a eu le bon esprit de me l’envoyer avec un mot de sa main faisant appel à ma discrétion surtout vis-à-vis de la Presse.

— Mais qu’est-ce que cela pouvait être ? demanda ingénument Orchidée.

Mme Lecourt, elle, venait de comprendre et, à la stupeur du commissaire, elle devint soudain très pâle :

— Cela veut dire… qu’Édouard était encore vivant… et qu’on l’avait bâillonné ? Quelle horreur, mon Dieu !… Quelle horreur !

Avant que les deux autres aient pu faire un geste, elle glissait de sa chaise, sans connaissance. Orchidée se précipita pour lui porter secours.