— Fouillez dans son sac ! Elle doit bien avoir des sels d’ammoniaque ! conseilla Langevin avant de courir appeler le médecin légiste – le seul qu’il eût sous la main !
Ce digne fonctionnaire n’eut pas à intervenir. Grâce à Pinson arrivé au premier appel de son chef pour enlever la Générale et la déposer sur la banquette placée au fond du bureau du commissaire, celle-ci reprit ses sens rapidement. Elle avait les joues un peu rouges : les deux claques, bien qu’appliquées respectueusement par l’inspecteur, étaient plus vigoureuses qu’il ne l’aurait souhaité. Mme Lecourt ne s’en formalisa pas et accepta avec grâce le petit verre de marc qu’il lui mit dans la main pour se faire pardonner et qu’elle avala d’un trait.
— Est-ce bête de tourner de l’œil ainsi pour un oui ou pour un non ? fit-elle avec un petit rire nerveux. Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps.
— Vous êtes souffrante, murmura Orchidée. Il faut vous reposer au plus vite !
— Vous en avez plus besoin que moi, ma petite. Que faisons-nous à présent ?
— Je ne peux malheureusement vous faire reconduire chez vous, Madame Blanchard, dit Langevin à Orchidée. Votre beau-frère qui est là depuis deux jours a demandé que les scellés soient posés sur les pièces principales. Les Mouret devaient se contenter de la cuisine…
— De toute façon, il ne peut en être question ! coupa la Générale. L’épreuve serait trop rude pour Mme Blanchard. Faites-nous conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. C’est là que je descends toujours lorsque je viens à Paris.
Lorsque Pinson fut parti chercher une voiture, Orchidée s’approcha de Langevin et demanda timidement :
— Qui a tué mon époux, Monsieur le Commissaire ?
— En toute franchise, je n’en sais rien. En dépit de ce que vous avez entendu, il ne faut pas rejeter entièrement la piste de cette Pivoine. Le meurtrier peut être un complice. En dehors de cela…
Il eut un geste évasif qu’il accompagna d’un soupir plein de lassitude destinés tous deux à masquer, aux yeux de cette pauvre jeune femme, ses intentions profondes : fouiller jusque dans ses racines la vie d’Édouard Blanchard. Mais Orchidée avait encore quelque chose à demander :
— Je voudrais savoir… où est enterré mon époux ?
— Les funérailles n’auront lieu que demain. Votre beau-frère, M. Étienne Blanchard, qui est arrivé il y a deux jours, en a reçu l’autorisation et s’en est occupé. Le service aura lieu à dix heures en l’église Saint-Augustin, dans l’intimité bien sûr. Étienne Blanchard est venu seul, sa mère ne pouvant quitter le chevet de son époux qui est très malade…
— Son père ?… Je suis certaine que la lettre électrique disait sa mère !
— Eh bien, disons que c’est une bizarrerie de plus dans cette histoire !.. Après la messe, le corps sera transféré à la gare de Lyon pour gagner Marseille où se trouve, si j’ai bien compris, le caveau de famille…
— Je le connais, dit Mme Lecourt. Il est voisin du nôtre…
— Si vous désirez vous entretenir avec votre beau-frère… commença Langevin tout de suite arrêté par Orchidée :
— Non. À aucun prix ! Je n’ai rien à dire à un membre de cette famille qui m’a ouvertement méprisée et qui a poussé la cruauté jusqu’à rejeter mon cher Édouard. Je suppose d’ailleurs que ce sentiment est réciproque… Cependant j’assisterai à la cérémonie, que cela plaise ou non.
— Nous y serons ! affirma la Générale en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Venez, à présent, il nous faut songer à nous procurer des vêtements de deuil… Pendant que j’y pense : Édouard a-t-il laissé un testament ?
— Oui. Déposé chez un notaire dont je vais vous donner l’adresse et qui le garde sous séquestre jusqu’à la fin de l’enquête mais qui recevra prochainement la mainlevée. C’est vous qui héritez, Madame, et il s’agit d’une assez jolie fortune si j’ai bien compris.
Les deux femmes allaient sortir, il les rappela en se traitant mentalement d’imbécile. Le charme de cette jeune Chinoise opérait décidément sur lui d’inquiétante façon s’il le poussait à de tels oublis !
— Pardonnez-moi, mais il y a tout de même un petit détail que je dois régler avec vous avant que vous ne partiez.
— Lequel ? murmura Orchidée dont les grands yeux sombres s’emplissaient déjà d’anxiété.
— L’agrafe de l’empereur Kien-Long ! Si vous me la remettez immédiatement j’arrangerai les choses avec le musée. Nous dirons que… vous pensiez seulement reprendre le bien de votre pays.
— C’est la vérité ! s’écria la jeune femme avec hauteur. Il n’y a dans cette maison que des objets volés à nos palais ou à ceux du Mikado.
— Sans doute mais, selon notre façon de voir les choses et dans l’état actuel de l’affaire, c’est vous la voleuse. Alors ou bien vous me donnez le bijou et on n’en parle plus, ou bien je me vois dans l’obligation de vous faire fouiller… et de vous arrêter.
Orchidée comprit qu’elle était battue et qu’elle ne pourrait rapporter à sa vieille souveraine le joyau pour lequel elle eût éprouvé tant de joie. Son retour auprès d’elle se ferait sûrement dans des conditions plus difficiles. Sous l’œil médusé de sa compagne, elle tira de son manchon le petit paquet de soie qui enveloppait l’agrafe et le tendit au commissaire :
— Je suppose que je dois vous remercier ?
— Je conçois que ce soit difficile, cependant vous devriez. Je vous évite de gros ennuis…
Lorsque les deux femmes eurent quitté son bureau, le commissaire déballa l’objet et le tint un instant entre ses doigts. Une belle chose en vérité ! Qui faisait grand honneur à l’habileté des artistes chinois. Et ce fut avec un certain respect qu’il le déposa sur sa table, près du vase de fleurs, avec l’intention d’en réjouir sa vue pendant quelques heures. Il ne le rapporterait qu’un peu plus tard au musée Cernuschi. Même un policier pouvait bien avoir droit à des petits moments de bonheur !
Il était en pleine contemplation quand un planton vint lui annoncer Antoine Laurens…
Quelques minutes avant dix heures, le lendemain matin, Orchidée et Mme Lecourt, enveloppées jusqu’aux talons dans les voiles rituels du deuil, pénétraient dans la grande église byzantino-italienne, chef-d’œuvre récent de l’architecte Baltard, où l’on allait célébrer le service funèbre d’Édouard Blanchard. Un ordonnateur des pompes funèbres en culotte courte, bas de soie, cravate blanche et ample cape noire, vint à leur rencontre, s’inclina, prit des mains de la jeune femme le gros bouquet de cattleyas mauves[3] que la Générale lui enjoignit de déposer sur le cercueil lorsqu’il arriverait et enfin les conduisit au premier rang des chaises et prie-Dieu disposés à gauche du catafalque drapé de noir et d’argent. Somptueux et dérisoire, flanqué de grands cierges blancs, il occupait le centre de la nef.
Sinon pour la visiter, la princesse mandchoue n’était jamais entrée dans une église. Son époux, sachant bien que sa conversion n’était que de façade, s’était abstenu de tout prosélytisme et ne l’y entraînait que lorsqu’il s’agissait d’admirer une œuvre d’art majeure. Et, bien que ce fût la paroisse de son domicile, elle ne connaissait pas Saint-Augustin qui, d’ailleurs, ne lui plut pas. Il y manquait l’obscurité des temples chinois animée par les seules flammes des chandelles et l’or des statues. Cette maison du dieu des chrétiens ressemblait à un décor de théâtre avec ses vitraux colorés qui laissaient entrer la lumière et le riche baldaquin érigé au-dessus du maître-autel. Les grandes tentures noir et argent tombant des colonnes de fonte où s’appuyait la voûte n’arrangeaient rien et pas davantage l’odeur de cire et d’encens refroidi. En outre, il n’y avait presque personne, seulement des curieux attirés par l’apparat funéraire déployé depuis le porche et qui annonçait un mort fortuné. Apparemment Étienne Blanchard tenait à faire les choses sur un grand pied, au vif regret de la jeune veuve qui, connaissant les goûts de son époux, aurait préféré plus de simplicité. L’impression de se trouver dans une salle de spectacle avant que la scène ne s’éclaire et que le rideau ne se lève !… C’était pour bientôt, d’ailleurs, car un bedeau s’activait à allumer les cierges…